En novembre dernier, le Collège de droit a eu l’honneur de partager une soirée avec le professeur et historien Pierre Vermeren dans le cadre d’une conférence numérique interactive sur l’histoire commune de la France et de l’Algérie. Propos et échanges que les étudiants ont jugé « immensément instructifs et d’une pédagogie remarquable ».
« Longue, difficile, commune et essentiellement conflictuelle ». Tels sont les mots qui, selon le professeur (Université Paris 1) et historien émérite Pierre Vermeren, résument le mieux l’histoire des relations entre la France et l’Algérie. Le 27 novembre 2020, il s’engageait dans une intervention unique sur un sujet dont il a su dépasser la complexité pour en arriver à une maîtrise digne d’admiration. Par le biais de mots à la fois poignants, justes et clairs, il a dressé aux étudiants du Collège un tableau historique de deux siècles de mémoires partagées entre les deux Etats.

Historien et Professeur à l’Université Paris 1, spécialiste du Maghreb
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L’ « Algérie française », une réalité historique sans équivalent
Il y a eu, dans l’histoire contemporaine, différents types de colonies : de peuplement, administrative, politique et économique, ou de protection. La relation entre la France et l’Algérie est assez unique. En effet, celle-ci a longtemps été caractérisée par une volonté forte d’assimilation du territoire algérien à celui de la métropole française ; ce qui a signé son originalité.
L’Algérie et la France, une mémoire historique et politique partagée des Trois Glorieuses jusqu’à la Vème République
Plus qu’une expression devenue polémique, « L’Algérie Française » fut une réalité historique et juridique, du début de la colonisation en 1830 (plus précisément en 1848) à la fin de la Guerre d’Algérie quand furent signés les Accords d’Evian de 1962. L’Algérie a été française pendant toute l’histoire contemporaine de la France, de la Restauration à la Vème République. Les Algériens ont été les témoins des grandes évolutions politiques de la France tout au long de cette période. Ils ont été abreuvés du culte de la révolution et de la gloire de l’Empire. L’Algérie ne fut pas seulement un témoin mais aussi un acteur de cette tranche de l’histoire de France. Acteur certes mais particulier car les Algériens musulmans n’obtiennent pas la citoyenneté française, ce même lorsqu’Alger devient la capitale de la France en 1943 et par la suite « ville du retour de De Gaulle ».

Le rôle historique de l’Algérie dans l’armée française
En revanche, dès l’origine, le compagnonnage militaire était bien établi. Au moment où Louis-Philippe décide l’installation de la France en Algérie en 1834, est créée l’Armée d’Afrique avec des unités militaires telles que les Régiments de Tirailleurs Algériens. Ces RTA sont en général composés de soldats indigènes, d’officiers et de sous-officiers français, tout au moins jusqu’à la Grande guerre. Des tribus de mercenaires se mettent au service de l’armée coloniale dès 1830, et ce notamment pour des raisons financières et car il n’y a au début pas de conscience nationale en Algérie. Guerre de Crimée, du Mexique, d’Indochine, 1ère et 2ème guerres mondiales, puis guerres de décolonisation : ces RTA sont impliqués aux côtés de la France.
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De millions d’Algériens sur six générations ont été soldats des armées françaises. La socialisation des hommes algériens dans la société française est passée principalement par l’armée. Mais elle le fut également par l’éducation. Même si l’école n’a été donnée que très partiellement aux Algériens, elle a tout de même produit des élites diplômées et une conscience nationale. En 1954, 15% des Algériens sont francophones éduqués, chiffre témoignant de l’effectivité réelle du développement de la scolarisation.
Malgré l’investissement des Algériens européens et judéo-musulmans dans les campagnes militaires françaises, l’assimilation franco-algérienne a toujours été bancale sur les plans politiques et juridiques, ce qui conduit à la complexité et à la violence de la décolonisation.
L’impossible Algérie citoyenne française, source de l’enracinement d’un duel de mémoires
L’inexistante citoyenneté française des Algériens musulmans
Même si la politique française en Algérie est officiellement l’assimilation, celle-ci est en réalité un échec. Ce qui prime en effet, est l’assimilation administrative au territoire national, mais celle-ci oublie les musulmans d’Algérie : « sujets français », l’immense majorité des Algériens échappe à la citoyenneté française ; ces « Français » de droit ne trouvent donc pas leur place dans la République.
En effet, au XIXème siècle, le fait que les Algériens musulmans demeurent soumis à un code personnel religieux, islamique en l’occurrence, fait obstacle à leur accès au statut de citoyen français. Ainsi en 1865, sous Napoléon III, l’octroi de la citoyenneté française aux Algériens n’est accordé en principe qu’à ceux qui renoncent au droit religieux au profit du Code civil napoléonien. Jusqu’en 1954, très peu de musulmans acceptent cette condition, car elle signifierait d’une certaine manière un abandon de leur religion et de leur communauté. En outre, pour ceux qui ont fait le choix du Code civil, l’accès au statut de citoyen n’est pas automatique. La procédure est si complexe – et les résistances de l’administration coloniale si réelles, que très peu d’Algériens accèdent véritablement au statut de citoyen français : ils sont 700 de 1865 à 1954, puis 500 lors de la guerre d’Algérie (de 1954 à 1958).
A défaut de citoyenneté, la IIIème République met en place en 1881 un cadre juridique nouveau : l’indigénat. Ce statut, réservé aux Algériens musulmans (y compris d’ailleurs la minorité convertie au catholicisme), permet à l’administration de les soumettre à un régime pénal exorbitant du droit commun. Ce statut restreint surtout leurs libertés publiques, du fait de la mise en place d’un lourd régime d’autorisation administrative préalable (pour les réunions, manifestations, fêtes, déplacements etc.). Loin de la citoyenneté espérée par une minorité politisée à partir du début du XXe siècle (les « Jeunes Algériens »), l’indigénat se perpétue durant la première moitié du XXe siècle.
L’émergence de revendications politiques de la part des élites
Malgré cette restriction effective des libertés publiques, les élites algériennes vont progressivement rentrer dans la vie politique française. Celles-ci sont des partisanes et praticiennes de la République (notamment les élus ou les fonctionnaires), et une partie d’entre elles désire accéder à la citoyenneté française sans abandonner le droit islamique. A la suite de Clémenceau pendant la Grande guerre, en 1936, le Front Populaire fait des promesses à ces élites instruites souhaitant accéder au droit de vote : mais le nombre d’électeurs musulmans reste modeste. A nouveau en 1945, les promesses sont différées et dilatoires.
En effet, la pratique ne suit pas, et ces utopies se soldent par une grande déception. Les élites algériennes les plus proches et les plus favorables au républicanisme français se rendent progressivement compte qu’elles ne pourront jamais devenir collectivement un peuple ni-même une élite de citoyens français. Face à ce constat, le dernier recours pour obtenir davantage de libertés, une réelle égalité et la citoyenneté, devient le nationalisme anticolonial.
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La guerre d’Algérie, épilogue d’une assimilation défectueuse et prémisse d’un nationalisme non-apaisé
L’impossible assimilation s’explique par le rapport des forces en présence entre le groupe musulman majoritaire et le groupe minoritaire possédant ou ayant acquis la citoyenneté française : les musulmans sont constamment 7 à 8 fois supérieurs en nombre aux citoyens français d’Algérie. Accorder la citoyenneté algérienne aux musulmans d’Algérie reviendrait, pour le groupe « colonial », à perdre la majorité politique en Algérie, et en définitive son pouvoir de commandement politique, ce dont il ne veut à aucun prix. L’enjeu religieux masque donc l’enjeu politique.
La reconnaissance partielle d’un corps électoral musulman à travers les collèges et les élus musulmans (minoritaires), pousse en avant le nationalisme algérien, qui naît, se développe et incite une partie de la population -en commençant par une minorité politique- à l’offensive politique. En 1926, l’Etoile Nord-africaine est créée à Paris au sein de l’immigration algérienne. En son sein, des forces se retrouvent après 1945 pour déclarer l’insurrection contre la France.
Des visions dissidentes des rapports après la guerre
La Guerre d’Algérie (1954-1962) est une victoire politique et diplomatique du Front de libération nationale (FLN) et des Algériens, qui masque dans le même temps une défaite militaire : la majorité des combattants armés du FLN n’a pas survécu à la guerre. Le FLN a remporté une grande victoire diplomatique et politique, sans pouvoir s’imposer sur le terrain des armes à la manière du Vietminh en Indochine. L’armée des frontières qui prend le pouvoir à l’été 1962 est venue du Maroc et de Tunisie, mais pour l’essentiel, n’a pas combattu l’armée française.
Après la guerre qu’elle a perdue et l’indépendance de l’Algérie, la France entre, vis-à-vis de son histoire coloniale, dans l’oubli, le déni et la culpabilisation. D’un côté, elle continue d’investir en Algérie et y envoie des coopérants. De l’autre, elle met en place un régime spécifique pour les Algériens devenus indépendants qui souhaitent immigrer en France. La guerre d’Algérie accélère le mouvement migratoire algérien vers la France, ce qui est totalement contre-intuitif.
L’Algérie, de son côté, n’oublie pas : la colonisation reste dans tous les esprits, et notamment dans celui des dirigeants du pays dont l’histoire coloniale devient, au fil des décennies, une véritable assurance vie. Le sang des martyrs légitime le pouvoir politique du FLN et des dirigeants de la République algérienne. L’armée conserve, encore aujourd’hui, un rôle prépondérant dans le pays en raison du statut glorieux de libérateur qui lui est attribué.
L’Algérie indépendante construite sur la victoire et l’éloge de l’armée
Dans les années 1960 et 1970, l’Algérie est au summum de sa grandeur : elle a vaincu la France, ce qui lui confère un grand prestige dans le monde, et le pétrole y coule à flot. Abdelaziz Bouteflika est alors Ministre des affaires étrangères. De gros investissements permettent l’émergence d’une industrie lourde. L’Algérie est un des pays du Tiers Monde les plus modernes, et un des pays les plus riches d’Afrique et du Moyen-Orient dont elle attire tous les leaders.
Mais les conséquences de la crise économique mondiale de surproduction, à la fin des années 1970, provoque assez rapidement l’échec du modèle productif et socialiste de la nouvelle Algérie. A partir des années 1980, une nouvelle opposition au régime émerge au sein de son peuple, l’islam politique de tendance salafiste. S’ensuit alors la guerre civile et ses terribles exactions au cours des années 1990. Le pays passe de la gloire à la crise, puis de la crise à la guerre presque sans transition. Pourtant, l’État tient bon. Les vainqueurs et les héritiers de la guerre d’Algérie sont les mêmes que ceux de la guerre civile. A. Bouteflika devient le nouveau président de l’Algérie, élu en 1999.
Ces évolutions dans l’histoire et la construction de l’Algérie indépendante ont de toute évidence influencé la nature des rapports entre la France et l’Algérie, et la différence des mémoires de guerre qui s’ensuit. Alors qu’initialement, dans les années 1960, la France en veut à l’Algérie, les tendances changent dans les années 1990. Le spectacle de cette guerre civile donné au monde est en effet une humiliation pour les Algériens, qui en cherchent la cause. Ainsi, l’élection d’Abdelaziz Bouteflika est suivie d’une montée en puissance d’un discours très rude à l’égard de la France. En 2006, celui-ci criminalise la colonisation et en vient à exiger des excuses de la France. Excuses qui ne seront jamais prononcées malgré des discours et des propos des chefs d’Etat français empreints d’amitié.
Les peuples français et algérien ont été affectés par cette histoire commune conflictuelle, et les deux en gardent, à leur façon, de profondes séquelles.
Le Collège de droit de la Sorbonne remercie Monsieur le Professeur Pierre Vermeren pour son intervention.
Publications de Pierre Vermeren sur le sujet :
Déni français : notre histoire secrète des liaisons franco-arabes, Albin Michel, Paris, 2019
Le Choc des décolonisations, De la guerre d’Algérie aux printemps arabes, Odile Jacob, Paris, 2015.