Au moment du départ, de « l’expulsion »[1], des troupes françaises du Burkina Faso en janvier 2023, le contexte est plus que jamais propice à l’échange sur la politique militaire de la France en Afrique. A cette occasion, le Colonel Yves Aunis, de l’armée de terre, a fait l’honneur d’intervenir auprès des étudiants du Collège de droit de la Sorbonne.
Ces dernières années ont vu fleurir dans la presse l’idée que la politique militaire française serait un échec en Afrique. Plus encore, la présence de la France serait devenue indésirable dans certains pays. Comment s’est-elle matérialisée ? Quelles en sont les origines ? Et ses perspectives ?
L’Afrique, un même continent pour plusieurs réalités distinctes
D’emblée, le Colonel insiste sur le fait que l’Afrique « n’est pas un tout indivisible statique », mais le fruit d’une diversité de contextes historiques, environnementaux, sociaux, politiques dont l’évolution ne peut pas être mise de côté : « la réalité africaine n’est pas monolithique ». L’Afrique du Nord et l’Afrique sub-saharienne renvoient à deux réalités bien différentes. Aussi précise-t-il que la focale de son propos portera essentiellement sur l’Afrique sub-saharienne, et en s’appuyant notamment sur l’opération BARKHANE au Sahel, siège de la plus récente opération française, dans les pays du Mali, du Tchad, du Niger, du Burkina Faso et de la Mauritanie.
Depuis les dernières décennies, les pays africains ont connu une forte instabilité politique. Dans le même temps, plusieurs mouvements terroristes se sont développés, faisant peser une menace grandissante sur la stabilité de certains Etats qui étaient dans l’incapacité de faire face seuls. La situation sécuritaire de la majorité des pays du Sahel s’est détériorée et plusieurs coups d’Etat s’y sont déroulés conduisant à des situations sécuritaire et politique très précaires. Les Etats peinant à contrôler leurs territoires, on constatait une extension des zones sous contrôle ou sous influence des groupes armés ou terroristes. Des enjeux cruciaux, humanitaires, politiques, mais aussi démographiques, soulignent l’urgence d’une intervention militaire dans cette région, qui est le siège de flux de trafics illégaux mais aussi de routes migratoires.
Les origines de la présence française en Afrique
Si l’empire colonial de la France s’est terminé avec les indépendances africaines dès le début des années 1960, la césure est loin d’avoir été abrupte. La volonté d’un accompagnement était partagée, à la fois par la France et par les élites et dirigeants africains, et s’est matérialisée en deux volets : d’une part, une coopération structurelle ayant pour but d’apporter une aide administrative aux États nouvellement indépendants et à leurs ministères, et, d’autre part, un accompagnement militaire pour permettre la mise sur pied d’armées nationales. A cet égard, une vingtaine d’accords de défense ont été signés dans les années 1960, de différents pieds, contenant pour certains des clauses assez engageantes de défense, d’autres moins contraignantes d’appui et de soutien, et de manière assez générale de formation et d’entrainement. Certains d’entre eux contenaient des clauses d’intervention française en cas de « troubles ». Ces accords ont été révisés au fil du temps et en particulier à la fin des années 2000.
Au-delà de ces accords, il n’en reste pas moins que la place de la France sur la scène internationale, notamment en Afrique, est singulière en vertu de son influence mondiale. Elle est le seul pays du continent européen à avoir des territoires dispersés dans le monde et détient le deuxième plus grand espace maritime sous forme de zone économique exclusive, derrière les États-Unis. Depuis le Brexit, c’est le seul État de l’Union européenne à détenir un siège permanent à l’ONU. La France a une longue tradition d’intervention dans les affaires du monde. Depuis 1945, les interventions militaires françaises ont d’abord été concentrées en Afrique du Nord et en Indochine, puis dans les dernières décennies en Afrique et au Moyen-Orient.
L’opération BARKHANE est la plus récente et dure depuis presque 10 ans. Ainsi l’opération SERVAL, lancée en 2013, ciblait-elle les groupes djihadistes du Nord-Mali qui descendaient vers le Sud et voulaient s’emparer de Bamako. Elle a été suivie de l’opération Barkhane en 2014, qui avait une ambition matérielle et géographique plus étendue : elle visait non seulement des interventions et assistances militaires, mais aussi le renforcement du pays par la mise en place d’institutions et d’une armée capables de faire face à la menace djihadiste. Des missions humanitaires, d’assistance et d’aide au développement ont été conduites, parallèlement à la fourniture d’équipements et à la formation de soldats.
Les forces prépositionnées, clé de voûte de la stratégie française
La politique militaire française s’est beaucoup appuyée sur les forces prépositionnées dans les pays historiquement marqués par la présence française tels que la Côte d’Ivoire, le Gabon, le Sénégal et Djibouti où sont installées des bases permanentes. Les forces prépositionnées se distinguent de forces de souveraineté, établies sur les territoires français, en ce qu’elles constituent des troupes implantées dans des États souverains en vertu d’accords de défense.
Le Tchad est pris comme exemple, où sont stationnées des forces en opération et des forces prépositionnées. Déployée à la demande des gouvernants du Tchad, la première intervention au Tchad date de la fin des années 60. Cette première intervention avait un volet militaire et un volet civil pour aider le Tchad à reconstruire son administration dans la partie Nord du pays. Le maintien des forces françaises pendant plusieurs décennies avait pour but d’appuyer la stabilité du pays, mais aussi l’installation d’une base qui a conduit à ce que N’Djamena, capitale tchadienne, devienne le lieu de déploiement de troupes dans des pays voisins pendant l’opération Serval, puis le centre de commandement de l’opération Barkhane.
En effet, avec le développement de la force djihadiste au Nord du Mali, un appel du président malien a été lancé au moment où les groupes descendaient sur Bamako. La capacité d’intervention rapide a été permise par les forces prépositionnées, mobilisées à partir du Sénégal et du Tchad.
En outre, ces forces ont apporté une grande réactivité lorsqu’il s’est agi à de nombreuses reprises ces dernières décennies, d’évacuer des ressortissants français menacés ou d’apporter une aide à une armée nationale.
Un processus politico-militaire unique en Europe qui facilite les interventions militaires, toujours respectueuses de la légalité internationale
C’est le Président de la République, en tant que chef des armées, qui peut engager, sur sa seule décision, une opération militaire. En France, il existe une forte connexion entre le politique et le militaire de par l’architecture institutionnelle, instituée par la constitution de la 5e République. Le Chef d’État-Major des Armées (CEMA) est à la fois conseiller militaire du Président de la République et commandant des opérations, concevant les options militaires et mettant en œuvre celles retenues par le président.
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Une intervention militaire française est toujours respectueuse du droit international, à la fois dans son déclenchement et dans son exécution. Le déclenchement d’une intervention militaire dans un pays tiers suppose soit une résolution du conseil de sécurité des Nations-Unies, soit une demande formelle du pays considéré. Dans l’exécution, les forces militaires françaises engagées respectent le droit des conflits armés. A cet égard, les casques bleus onusiens ont été déployés, notamment au Mali (opération de maintien de la paix MINUSMA), conformément au mandat d’un an, renouvelable, prévu par les résolutions de l’ONU. Pour l’opération SERVAL, le déclenchement de celle-ci, en 2013, a été ordonnée après qu’une demande du gouvernement malien ait été formulée auprès de l’exécutif français.
La multiplicité des forces étrangères en Afrique
Bien que la présence française en Afrique soit conséquente, celle-ci a non seulement considérablement diminué depuis la fin de l’opération Barkhane en novembre 2022, mais elle est aussi accompagnée de la montée en puissance d’autres acteurs internationaux. L’action de trois puissances mérite d’être mise en relief.
D’abord, les États-Unis qui, traditionnellement absents, ont vu leur politique militaire en Afrique prendre un virage en 2001 avec le début de la guerre contre le terrorisme. Depuis, un dispositif discret dans plusieurs États a été établi allant même jusqu’à un commandement lequel s’est installé en Allemagne, du fait de l’impopularité américaine en Afrique, à l’époque. Leur politique se traduit principalement par l’utilisation massive de drones, mais aussi par l’action en soutien des forces françaises dans la bande sahélienne.
En opposition aux forces américaines, disons même « occidentales », sont également stationnés les mercenaires russes. La Russie mène en Afrique une politique active de prise de contrôle de certains Etats en s’appuyant sur la socité militaire privée Wagner, en réinvestissant notamment les pays d’Afrique qui faisaient partie de la zone d’influence de l’URSS lors de la « Guerre Froide ». Certains États relevaient d’un quasi-bloc soviétique à l’époque, maintenu a posteriori par une coopération relativement étroite : c’est le cas notamment du Soudan qui accueille aujourd’hui la première base permanente russe. Plus d’une vingtaine de pays africains sont concernés par une telle collaboration, matérialisée pour certains par des accords de défense, qui s’étend sans surprise à la zone sahélienne.
De façon plus étonnante pour le grand public, car moins visible, la Turquie est également présente au Sahel par le biais de drones de combat et de contingents militaires en particulier en Libye. L’influence est militaire, mais aussi diplomatique, s’illustrant par la multiplication des ambassades et par le contrôle d’aéroports africains : tel est le cas à Conakry (Guinée)[2] ou encore à Mogadiscio (Somalie)[3], où a été inaugurée une base turque en 2017[4].
Face à la multiplicité des acteurs internationaux sur le continent africain, une réelle compétition mondiale pour les ressources s’est installée, et l’image de la France n’en ressort pas indemne. Son incapacité à régler les problèmes sécuritaires est dénoncée, couplée à une intense propagande anti-française. Mais le Colonel Yves Aunis insiste : l’opération Barkhane ne pouvait pas résoudre des crises multifactorielles (politiques, économiques etc..), mais elle demeure une victoire militaire qui a empêché une coagulation terroriste.
Presque concomitamment à la conférence, le Président Emmanuel Macron a annoncé l’atténuation de la politique militaire française en Afrique, avec une diminution considérable du déploiement désormais recentré au Tchad et au Niger. C’est sous l’angle d’un « partenariat » qu’elle doit s’analyser, avec une emphase sur une approche diplomatique sous l’égide du Quai d’Orsay.
Échanges sur les critiques des interventions militaires françaises
Face aux nombreuses contestations de l’opération Barkhane, qualifiée d’échec par beaucoup, le Colonel Yves Aunis réitère ceci : bien qu’aucune défaite à proprement parler ne peut être comptabilisée, le recul de la force française se manifeste par les demandes de sortie émises par le Mali et le Burkina Faso. La France est intervenue à la demande de ces pays. Elle retire ses forces quand ils le demandent. Le sentiment anti-français, puisant ses sources dans un fondement idéologique nourri par les forces russes, n’est pas pour autant irréversible selon l’intervenant. Il est estimé que les populations locales vont se lasser de cette présence russe qui agit au mépris du droit des conflits armés et met en coupe réglée ces Etats. Au titre de la détérioration de l’image française a également été mentionnée l’intervention en Libye, qui, loin de faire l’unanimité chez les décideurs, a fait ressortir les défauts du processus décisionnel.
Toutefois, le sentiment anti-français mérite d’être nuancé en ce qu’il n’est pas partagé par toute la population, nous explique le Colonel. Le Mali est une illustration de la fracture entre populations du Nord et du Sud, qui se répercute sur l’appréciation des interventions françaises. L’hétérogénéité est d’autant plus variable avec la montée d’un mouvement islamiste radical. Le Colonel Yves Aunis nous fait part d’un souvenir marquant d’un soldat nigérien qui décrivait le soldat français comme « curieux de son environnement, de sa géographie et de ses personnes ».
Face aux critiques énonçant que la France serait intervenue par intérêt, le Colonel nous rappelle qu’il n’y avait, à l’époque du lancement de l’opération Serval, aucun motif économique en cause. Ceci permet de distinguer les approches françaises des méthodes chinoises, qualifiées de « système de prédation ». L’intérêt d’une intervention tient aux enjeux historiques, diplomatiques, démographiques qui fondent la prospérité entre les peuples.
[1] « Le Burkina Faso expulse les soldats français », Yves Bourdillon, Les Echos, 23 janvier 2023.
[2] « Guinée Bissau : la Turquie construira un nouvel aéroport international dans la capitale », Romuald Ngueyap, 11 septembre 2020, Agence ECOFIN.
[3] « Afrique – Turquie : Erdogan fait ses emplettes en Somalie », Claire Meynial, 13 février 2015, Le Point.
[4] « Turquie : vers l’Afrique et au-delà », Jérémie Berlioux, 18 février 2019, Libération.