La fabrique de la norme selon François Ancel

Les étudiants du Collège de droit tiennent à remercier chaleureusement Monsieur François Ancel, Conseiller à la première chambre civile de la Cour de cassation, qui leur a délivré, jeudi 20 avril 2023, une conférence sur le thème de la fabrique de la norme. Monsieur Ancel fut membre puis chef du bureau droit des obligations à la Chancellerie à l’époque notamment de la réforme du droit de la prescription (2008) puis de la réforme du droit des obligations qui a été adoptée par ordonnance du 10 février 2016. Comme sous-directeur du droit civil entre 2009 et 2015, il put aussi suivre l’élaboration du Décret réformant le droit de l’arbitrage en 2011. Instruit sur l’origine et le processus d’élaboration des lois, il a introduit les Collégiens aux motivations qui gouvernent la légistique en France.

Issu d’une grande famille de magistrats, François Ancel fut magistrat du siège pendant neuf années avant de rejoindre la Chancellerie. Il y resta jusqu’en 2015 avant de prendre la présidence de la troisième chambre civile du tribunal de grande instance de Paris, puis d’être nommé président de la toute nouvelle chambre commerciale internationale de la Cour d’appel de Paris, spécialement compétente en matière d’arbitrage et de droit du commerce international. Ses fonctions à la Chancellerie lui ont permis d’observer les différentes manières dont s’élaborent les textes et l’interaction qu’ils peuvent appeler entre le parlement, le gouvernement et les représentants de la société civile ainsi qu’avec la doctrine.

Le mirage d’une loi parfaite

« La Glorification de la Loi », œuvre réalisée en 1881 par Paul Baudry au plafond de la Grande chambre de la Cour de cassation, reflète l’image que revêt la loi dans l’inconscient collectif. Représentée à travers une allégorie féminine, la Loi trône fièrement à l’entrée d’un palais de justice, la Justice et l’Équité s’élevant au-dessus d’elle. A ses pieds, le magistrat s’incline avec déférence, conscient que seule la Loi est instigatrice de paix et de concorde…

L’attente du citoyen français envers la norme législative est de même nature. Il est de tradition en France que la loi soit forte ; une idée que l’on maintient depuis toujours dans la conscience collective. La loi lacunaire étant traditionnellement source de toutes les critiques, on serait dès lors tenté par l’image d’une loi « parfaite », c’est-à-dire une loi bien écrite, se suffisant à elle-même et ne suscitant aucun contentieux. Cette vision idéalisée est bien loin du ressenti de l’intervenant et son expérience de magistrat.

En effet, si la critique formelle de la loi est légitime, la qualité de sa rédaction ne peut qu’être relative ; sa précision ne saurait être érigée en absolu. Il en va de même de son éventuel caractère auto-suffisant. Une loi trop précise se disqualifie de facto. On le voit dans le cas des obligations civiles et commerciales : il n’est pas naturel pour la loi de former la totalité de l’univers normatif des domaines qu’elle couvre. Il revient au règlement et à la jurisprudence de pouvoir l’appliquer de façon concrète. La loi, à l’inverse, se doit d’être suffisamment générale et précise pour ne pas tomber dans l’obsolescence face à l’évolution des mœurs et des techniques. Une loi ne suscitant aucun contentieux serait-elle une bonne loi ? Son inapplication peut plutôt être le signe de son ineffectivité si ce n’est de son inutilité.

L’incomplétude de la loi, un désenchantement sage

Paradoxalement, selon François Ancel, l’incomplétude de la loi peut vraisemblablement constituer un terreau de progrès dans les domaines économiques et sociaux. Ainsi, l’ancien article 1384 du Code civil (1242 nouveau) sur la responsabilité du fait des choses a été le socle sur lequel s’est appuyée toute une jurisprudence progressiste concernant la réparation des accidents du machinisme. Il va sans dire que le législateur est conscient de l’incomplétude de la loi qu’il promulgue. Ces lacunes sont une sage précaution : certaines questions, notamment politiques, ne laissent pas le Parlement en mesure de légiférer.

Selon l’intervenant, l’incomplétude n’est donc pas nécessairement un obstacle à la production du droit. Cette première difficulté dépassée, deux questions émergent : celle des auteurs de la loi et celle du processus d’élaboration de cette dernière.

Les auteurs de la loi, élus ou experts ?

Par nature, la loi émane du Parlement et ce sont les élus qui ont pour mission de la rédiger. Certes, parmi les députés et les sénateurs, certains sont juristes. Mais beaucoup ne le sont pas… et cela n’est pas forcément une mauvaise chose ! Comme le rappelait Montesquieu, « les lois ne doivent point être subtiles : elles sont faites pour des gens de médiocre entendement. Elles ne sont point un art de logique, mais la raison simple d’un père de famille »[1]. Il ajoute qu’il faut dans les lois « une certaine candeur. Faites pour punir la méchanceté des hommes, elles doivent avoir elles-mêmes la plus grande innocence… »[2]. Maintenir les juristes à une certaine distance de la rédaction de la loi n’est pas un mal en soi. Cela permet des textes que le sens commun saisira plus aisément, ancrés d’emblée dans les mœurs.

Et le gouvernement ? Il peut être habilité à légiférer par voie d’ordonnance, mais cela peut-il devenir un mode ordinaire de production normative ? La question a agité les parlementaires et la doctrine à l’occasion de la réforme du droit des contrats. Côté parlementaire, le reproche portait sur le déficit démocratique qu’une telle habilitation occasionnait concernant une réforme de si vaste ampleur. L’opposition finit par se fédérer devant le Sénat. En séance publique, le Président de la commission des lois a motivé son opposition en faisant valoir que la constitution civile de la France ne pouvait être réformée par ordonnance. Comme le rappelait justement Portalis en 1801 au terme de son discours préliminaire sur le projet de Code civil : « ce qui nous console, c’est que nos erreurs ne sont point irréparables ; une discussion solennelle, une discussion éclairée les corrigera ; et la nation française, qui a su conquérir la liberté par les armes saura la conserver et l’affermir par les lois ».

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Également interrogé à ce sujet, certains membres de la doctrine faisaient valoir que le recours à l’ordonnance était détourné de ses finalités naturelles. Selon eux, un tel moyen devait être réservé aux questions techniques pour alléger le travail du Parlement. Il était dès lors impensable de la faire porter sur des pans entiers du Code civil. Guy Carcassonne, parlant des ordonnances de son temps, y dénonçait d’ailleurs une « législation de chef de bureau ». Il affirmait aussi que « pour faire de bonnes lois on n’a pas encore mieux inventé que le Parlement »[3]. Comme le souligne l’intervenant, rappelant les propos de Carbonnier, se passer des chambres pour légiférer conduirait à l’émergence d’un droit bureaucratique marqué par l’hyperspécialisation de la règle. L’inflation législative pourrait dès lors s’accentuer, chaque bureau faisant valoir ses préoccupations propres sans les intégrer dans une vision d’ensemble.

Toujours dans le cadre de la réforme du droit des contrats, la légitimité du pilotage orchestré par le ministère de la Justice a pu être remise en cause. Si la réforme concernait le droit civil, elle touchait aussi au droit des affaires qui est l’apanage d’autres ministères. Le juriste étant un acteur parfois trop éloigné de la réalité économique, des voix se sont ainsi élevées sur l’influence du garde des Sceaux dans l’élaboration du texte.

Une remise en question existentielle de la réforme

Une dernière question a été soulevée par cette grande ordonnance : celle de l’utilité réelle de réformer le droit des contrats. Le constat est unanime : le Code civil est concurrencé par l’usage d’autres codes (Code de commerce, Code de la Consommation, etc.). De plus, le droit s’élabore désormais par le biais de circuits divers qui échappent au contrôle de l’État. Les contrats, comme les clauses contractuelles types, se multiplient. Ils sont devenus les principaux outils des acteurs économiques internationaux. Considérant la réalité des affaires, n’aurait-il pas fallu recourir au contrat plutôt qu’à la loi pour régir le droit des contrats ?

Jean Carbonnier, en son temps, n’avait pas hésité à émettre le doute au sujet d’une réforme du droit des contrats portée par voie législative. Car qui est légitime pour être l’auteur de la loi ? L’élu ou l’expert ? La pratique ayant cherché à dépasser cette opposition, l’élaboration de la loi a été le fruit d’une étroite collaboration des élus avec les experts.

Le processus d’élaboration de la loi

Dans quelle mesure le processus d’élaboration de la loi laisse-t-il une place aux experts pour éclairer le législateur et l’aider à légiférer ? En guise de propos liminaire, l’intervenant rappelle aux Collégiens que ledit processus ne se limite pas aux échauffourées que suscitent les débats de séances parlementaires. Le processus législatif est en effet beaucoup plus complexe.

Majoritairement, les textes de lois ont une origine gouvernementale. La phase préparatoire débute au sein des ministères. S’agissant du ministère de la Justice, la direction des affaires civiles et du Sceau ainsi que, pour la matière pénale, la direction des affaires criminelles et des grâces sont chargées de préparer ces projets de loi. Toutefois, le ministère ne va pas décider seul de réviser un pan entier du Code civil. Celui-ci s’appuie sur les professions qui relèvent des domaines à réformer : avocats, magistrats, notaires et professeurs de droit. Ces derniers ont constitué le facteur déclenchant de la réforme du droit des contrats.  Après la célébration du bicentenaire du Code civil, deux groupes de travail (menés respectivement par les professeurs Pierre Catala et François Terré) ont été constitués pour préparer des avant-projets.

Le ministère de la Justice en est traditionnellement le destinataire. Celui-ci s’attèle à un travail de légistique pour mettre en forme le futur projet de loi, conjointement à l’élaboration de dispositions transitoires. La préparation d’une étude d’impact permet en outre d’interroger les motivations d’une telle réforme au regard des exigences constitutionnelles. Suivant cette logique, le texte est soumis à la critique de professeurs de droit et d’autres experts en la matière, notamment d’avocats et de magistrats.

En l’espèce, le travail de réforme a pris environ quatre ans (de 2008 à 2012). En 2010, le cabinet de la ministre avait décidé de constituer deux groupes de travail. Le premier était dit « technique », composé de professeurs de droit, de notaires, de magistrats et autres acteurs économiques. Le second pôle était dit « ministre » car dirigé par le garde des Sceaux ; il réunissait des sénateurs et des députés. Ces derniers étaient chargés de relire le projet élaboré par le groupe technique et d’apporter des corrections sur un certain nombre de textes.

Le choix crucial du véhicule de la réforme

Une fois le travail de mise en forme achevé au sein du Ministère pilotant le texte, une autre question se pose : quel véhicule est le plus approprié pour faire passer la réforme ? Est-il préférable de légiférer par un projet de loi classique ? Par proposition à un parlementaire qui va l’endosser et le transformer en proposition de loi (comme lors de la réforme de la prescription en 2008) ? Ou bien tout simplement par voie d’ordonnance en sollicitant préalablement une autorisation du Parlement ? La réponse doit être adaptée au contexte.

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Dans les faits, le changement de majorité politique intervenu en 2012 a interrogé l’avenir du projet de réforme commencé en 2005. Celui-ci n’avait en effet donné lieu à aucun projet de loi sinon de nombreux colloques. De fait, le projet de réforme risquait de s’enliser ou bien d’être artificiellement fractionné. Rien n’en fut cependant. La nouvelle garde des sceaux, Christine Taubira décida de faire passer ce projet par voie d’ordonnance.

La mise en route du processus institutionnel

Une discussion interministérielle est alors initiée avec les ministères intéressés par le texte. Les différends sont arbitrés par Matignon. Le rôle des membres des cabinets ministériels est déterminant à cette phase. Puis, c’est au Conseil d’État d’examiner le texte. Son rôle est d’émettre un avis, proposant des modifications le cas échéant. Si cet avis ne lie pas le gouvernement, il est généralement suivi. Enfin, dans le processus institutionnel ordinaire, le texte est débattu dans l’hémicycle. S’il s’agit d’un projet de loi, ledit texte est examiné par les commissions des lois de l’Assemblée nationale et du Sénat. Les discussions y sont poussées, chaque article et amendement étant longuement examiné.

Dans une autre perspective, légiférer par voie d’ordonnance fait intervenir le Parlement de deux manières différentes. Dans le cadre d’un projet de loi d’habilitation, il s’agit de soumettre au Parlement une demande d’habilitation dans un domaine et un délai précis. S’agissant de la ratification de l’ordonnance, le Parlement est sollicité pour un réexamen du texte et l’ajout d’amendements.

Parfois, le processus législatif est très contraint. Tel fût le cas par exemple, pour la réforme du droit des droits des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques sans consentement. Le gouvernement disposait d’un calendrier très serré à la suite d’une décision du Conseil constitutionnel rendue le 26 janvier 2010 ayant estimé indispensable la mise en place d’un contrôle de plein droit par le juge judiciaire des mesures de soins psychiatriques sans consentement sous la forme d’une hospitalisation complète. Ce, car il est le gardien de la liberté individuelle.

En somme, François Ancel le rappelle : la fabrique de la loi est loin d’être un long fleuve tranquille. Cette « intranquillité » explique aussi sans doute son imperfection, mais elle lui est inhérente. En fin de compte, pour en revenir à la « Glorification de la loi » il est peut-être temps de donner une vision moins idéalisée et plus modeste de la loi, même si celle-ci demeure la référence première du droit.


[1] Montesquieu, Paris : Classiques Garnier, 2011, L’Esprit des lois (vol. 2), Livre XXIX, ch. 16 : « Choses à observer dans la composition des lois », p. 294.

[2] Ibid, p.296.

[3] G. Carcassonne, La Constitution, Paris, Le Seuil, 11e éd., pp. 194-195.     

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