Un système représentatif qui ne représente plus, des citoyens qui ne se sentent pas citoyens et une distance transformée en défiance du monde politique : dégénérescence de la démocratie ou déception d’un idéal inatteignable, la crise de la démocratie appelle en tout état de cause à repenser notre système institutionnel et politique. C’est sous la plume de Tocqueville et par les mots de Laetitia Strauch-Bonart que les Collégiens sont invités à réfléchir à la fin d’une crise qu’ils ont toujours connue.
Essayiste, éditorialiste de métier, rédactrice en chef des pages « Débats » du Point, et Tocquevillienne de conviction et de passion, Laetitia Strauch-Bonart n’ignore pas que l’Histoire est un éternel recommencement. Entre conservatisme assumé et modernité nécessaire, c’est dans un style tout à fait singulier que l’essayiste présente la pensée tocquevillienne pour comprendre les tremblements que connaissent les démocraties contemporaines.
Polymorphe, la crise actuelle s’affirme comme la conjugaison du mécontentement politique et de sa traduction concrète, une faible participation électorale. Elle est à la fois le facteur et la conséquence du morcèlement des partis traditionnels, du populisme grondant et de l’abstentionnismes grimpant.
La démocratie États-unienne : l’American Dream Tocquevillien
1831, Tocqueville embarque pour l’Amérique. Officiellement, il y est envoyé en mission ministérielle pour observer le système pénitentiaire. Officieusement, il entend profiter de cette occasion pour étudier le système démocratique américain. Séduit, Tocqueville prédit très tôt l’irrésistibilité d’un tel modèle en Europe, n’hésitant pas à s’afficher à rebours de la doctrine royaliste alors majoritaire. Ce sont justement cette originalité et l’appréhension concrète de ce modèle idéal – voire idéalisé – qui feront du premier tome de De la Démocratie en Amérique une œuvre à succès.
Là, Tocqueville expose une ligne claire qu’il considère comme la solution au chahut institutionnel et gouvernemental qui bouscule les modèles traditionnels européens : pour sortir de cette crise, il préconise de transposer le système démocratique américain de ce côté de l’Atlantique. De cette manière, il propose de fonder un régime soucieux de l’équilibre des pouvoirs en s’appropriant la méthode de « poids et contrepoids » qui fait la spécificité américaine.
Pour Alexis de Tocqueville, il s’agit alors d’en finir avec l’hypertrophie de l’exécutif à la française, sans pour autant abandonner le pouvoir au peuple. Ni hypertrophie, ni atrophie ; ni césarisme, ni tyrannie de la majorité. Voilà en substance l’équilibre que présente Tocqueville, soucieux de prévenir les dangers d’un système strictement démocratique qu’il sait faillible. Cette position médiane qu’adopte Tocqueville le rend d’ailleurs suspect aux yeux des libéraux comme du parti royaliste.
L’idée est séduisante sur le plan théorique mais malaisément praticable. Tocqueville réalise rapidement que le système américain qu’il prenait pour laboratoire s’accommodera mal des spécificités françaises. Là-bas l’expérience a été concluante, ici, ce nouveau modèle d’inspiration libérale et égalitaire peinera à trouver une application concrète.
Bille en tête, Tocqueville veut croire au système américain et rappelle que le changement qu’il encourage ne peut être uniquement affaire de changement institutionnel : le bouleversement démocratique doit infuser dans les mentalités, seul moyen pour ce nouveau modèle de s’autoentretenir. Sa démocratie est moins un système qu’une culture.
Le succès de la réflexion Tocquevillienne est immédiat, poussant le philosophe à affiner ses propos dans un second tome de son œuvre De la Démocratie en Amérique. Ici sera développé le célèbre paradoxe de l’égalité tocquevillien selon lequel tout dans la démocratie vient de l’esprit égalitaire, mais que cette égalité fabrique des individus indépendants, avides de liberté et matérialistes, si bien qu’elle les conduit tout droit vers un individualisme extrême, donc vers la faiblesse et, paradoxalement, vers un besoin croissant de prise en charge par l’État. La conséquence directe en sera l’uniformisation et la centralisation excessive de l’État qui, organisant l’assistanat, gonfle en puissance et tourne au despotisme. C’est le retour du Léviathan et d’une nouvelle forme démocratique, de servitude.
Funestes dérives d’une démocratie aux fondements fragiles, Tocqueville appelle à la formation de contrepouvoirs, seuls à même de garantir la liberté politique qui forme le socle de toute démocratie.
La déception française ou la tortueuse importation du modèle démocratique américain
Le vent en poupe après le succès de De la Démocratie en Amérique mais las d’une pensée convaincante demeurée à l’état de doctrine, Tocqueville publie en 1856 L’Ancien-Régime et la Révolution. Son objectif est alors de comprendre l’échec démocratique d’une France qui se veut illusoirement pays des Libertés.
Constat étonnant et détonnant s’il en est, pour Alexis de Tocqueville, la Révolution n’a rien inventé, rien changé et, pour ainsi dire, rien révolutionné. Elle n’est d’après lui que la continuité paradoxale de la monarchie française dans la mesure où il n’y a pas davantage de contrepouvoirs que par le passé et peut-être moins encore.
Insistant sur l’ambiguïté de la Révolution française, Tocqueville reproche la facticité de ce mouvement qui a insufflé un esprit de liberté mais imposé une centralisation excessive et inédite. D’après lui, – les évènements de 1789 n’ont fait que préparer l’avènement de l’individualisme, comportement anti-démocratique par nature, enclenchant une dynamique du renforcement de l’État et de son contrôle centralisé.
Prédiction ou avertissement de la décadence programmée d’une démocratie chétive, il reste que, dès le XIXe siècle, Tocqueville avait anticipé un désengagement politique de la part des citoyens. Là réside pour Laetitia Strauch-Bonart l’importance de la parole d’un philosophe précurseur et de ses œuvres d’une intemporalité certaine autant que d’une actualité brûlante.
Mais, si Alexis de Tocqueville donne à ses contemporains quelques clés pour prévenir (et guérir ?) la crise démocratique, il est un phénomène que Tocqueville n’a pu anticiper, celui de la tyrannie de la minorité.
Une solution serait alors de contraindre à un rapport de force qui obligerait l’État à toujours remplir sa mission de représentativité. L’instauration du référendum citoyen pour les décisions de portée locale pourrait être un instrument opportun à cet effet. Il reste que, pour l’heure, l’institution présidentielle française ne permet pas, voire, d’après Laetitia Strauch-Bonart, exclut tout contrepouvoir…
L’appel à un renouveau démocratique : plaidoyer pour un tocquevillisme modernisé
Tocqueville est un idéaliste et ne s’en cache pas : « Je suis meilleur dans la pensée que dans l’action », écrivait-il. Et force est de constater que, si le modèle démocratique pensé pour le France depuis l’Amérique a contribué à apporter la démocratie en Europe, les crises contemporaines n’ont pu être empêchées
Cependant, Laetitia Strauch-Bonart invite à réfléchir le rôle salvateur que peut jouer cet auteur du XIXe siècle. D’après elle, la pensée d’Alexis de Tocqueville n’est que le terreau d’un domaine de réflexion politique laissé depuis lors en jachère et n’attendant qu’à être entretenu et cultivé. C’est pourquoi, tout en conservant une inspiration tocquevillienne certaine, elle propose aux Collégiens d’actualiser les enseignements de son philosophe de cœur (et de raison !).
A la manière de Tocqueville qui n’avait pas hésité à s’éloigner des sentiers battus, Laetitia Strauch-Bonart rejette l’idée communément répandue selon laquelle la refonte du système institutionnel est l’évidente solution à la crise actuelle. Pour elle, les tremblements de la démocratie ne sont pas tant la conséquence d’un système inadapté que celles de l’absence d’application effective dudit modèle. Il semble alors peu pertinent de penser qu’un changement de République suffise à résoudre la crise de la démocratie. Reprenant les idées de Tocqueville tout en s’efforçant d’adopter un point de vue pragmatique, Laetitia Strauch-Bonart propose trois pistes pour sortir de ce statu quo devenu insupportable.
D’abord, Laetitia Strauch-Bonart en est persuadée, la démocratie est un état d’esprit, une idéologie avant d’être un système. L’amélioration du climat social et politique passera par l’imprégnation de l’opinion publique par de nouvelles mœurs et idées. Le changement démocratique passera donc par un changement de philosophie de la part des gouvernants comme dans la société civile.
En complément, Laetitia Strauch-Bonart insiste sur la nécessité de développer les contrepouvoirs en renforçant par exemple le rôle du Parlement, en solidifiant le système juridictionnel ou encore et surtout en dépassant la seule décentralisation bureaucratique pour aller vers une décentralisation des pouvoirs.
Pour terminer son innovante esquisse de renouveau démocratique, Laetitia Strauch-Bonart propose de réfléchir à la place de la participation directe des citoyens. Elle estime cette participation trop méprisée car présentée comme facteur d’instabilité juridique. On la discrédite excessivement aussi, en la présentant comme aboutissant à confier l’avenir de l’État aux esprits individualistes et insouciants de chacun. Laetitia Strauch-Bonart refuse fermement de tomber dans un tel snobisme devenu un lieu commun chez certains « représentants du peuple ». D’une part, l’instabilité n’est pas inéluctable du fait de la capacité du système démocratique à s’auto-limiter. D’autre part et dans un style plus grinçant mêlant touche d’humour et pointe de cynisme, Laetitia Strauch-Bonart rappelle que tant que les représentants politiques seront incapables de d’évaluer le prix d’un pain au chocolat ou d’un ticket de métro ou, plus généralement, d’avoir une idée du quotidien de la plupart des citoyens, personne d’autres que le peuple lui-même ne sera à même de représenter ses intérêts…
Ainsi s’acheva l’intervention de Laetitia Strauch-Bonart. Les Collégiens ont pu remercier la conférencière pour cette initiation à la pensée tocquevillienne qui résonne et résonnera par ailleurs comme un avertissement contre l’idéalisme béat et une prise de conscience de la fragilité de la démocratie.