Parce que vivre en démocratie est une chance et parce que l’État de droit n’est pas un acquis inébranlable, il est urgent de protéger les valeurs qui fondent la Ve République. En tant qu’il est gardien des droits et libertés, le Conseil constitutionnel en fait sa mission première. Pour en discuter, le Collège de droit a l’honneur de recevoir Monsieur le Premier ministre Alain Juppé.
Maire, député, ministre, chef de parti et surtout juge constitutionnel depuis 2019, Alain Juppé apparaît fort de son expérience comme éminent connaisseur de la vie publique et amoureux de la démocratie.
C’est donc assurément le cœur meurtri qu’il dresse le constat d’un État de droit en péril face à une menace multidimensionnelle. Loin de verser dans un passéisme stérile et mortifère, Alain Juppé se refuse de voir le déclin de la démocratie comme une fatalité. Il appelle alors dès maintenant à préserver les acquis de l’État de droit et à les adapter au monde actuel, comme le fait le Conseil constitutionnel depuis 1958.
Le Conseil constitutionnel, un gardien indépendant au service de la démocratie et des droits fondamentaux
L’Histoire du Conseil constitutionnel est celle d’une institution atypique au destin hors du commun et aux évolutions inattendues. Au gré de sa jurisprudence et des révisions de la Constitution, il n’a cessé de muer et se corriger afin de s’affirmer en réel défenseur de l’État de droit dans un monde en perpétuelle crise.
Ab initio déjà, le Conseil constitutionnel affirmait son caractère novateur en s’érigeant en « chien de garde de l’exécutif » (Michel Debré) dans une Ve République qui voulait en finir avec le régime d’assemblée qui torsionnait le gouvernement sous les précédents régimes.
Rapidement, les seules attributions en matière de « contentieux intentionnel » (électoral, référendaire et parlementaire) sont apparues pauvres face à une institution ambitieuse tout autant que prometteuse. Dans une volonté d’affirmer son indépendance et ainsi de renouveler ses aspirations démocratiques, le Conseil constitutionnel a étendu son contrôle à l’ensemble du bloc de constitutionnalité (décision n°71-44 DC du 16 juillet 1971). Dès lors, le juge constitutionnel se fera défenseur des droits fondamentaux au chef-lieu desquels la liberté de pensée et d’opinion, le droit de grève ou encore le droit d’aller et de venir.
Véritable gardien de l’État de droit dans toute son étendue, le Conseil constitutionnel sera ensuite soucieux de mieux veiller à l’équilibre institutionnel et démocratique. Pour cela, un pouvoir nouveau sera conféré à des minorités parlementaires (d’au moins soixante députés ou soixante sénateurs) en leur permettant de saisir le Conseil a priori.
« Enfin » mais peut-être pas « finalement » – puisqu’il faut comprendre les compétences du Conseil constitutionnel comme évolutives – la réforme du 23 juillet 2008 révolutionnera l’institution avec l’introduction du mécanisme de question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Cette (r)évolution de l’office du juge fera du Conseil une réelle juridiction saisissable par le justiciable.
Toutefois, malgré ses aspirations démocratiques évidentes, le Conseil constitutionnel reste aujourd’hui très critiqué et son caractère juridictionnel est constamment remis en en cause. Il faut dire qu’il s’agit là d’une institution tout à fait sui generis – ne serait-ce qu’au regard de sa composition. En effet, le Conseil comprend neuf membres nommés par le Président de la République ou par le Président de l’une des deux chambres du Parlement (article 56 de la Constitution).
Sur cette question du recrutement des juges, Alain Juppé laisse paraître une certaine impatience. Pour lui, le fait que l’institution soit singulière ne préjuge en aucun cas de sa légitimité ou de sa fonctionnalité. Bien au contraire ! Même si les membres du Conseil ne sont pas nécessairement des juristes professionnels, tous accusent d’une expérience certaine dans leur domaine de compétence respectif. Là repose donc tout le charme d’une institution voulue médiatrice des différents pouvoirs.
Quoi qu’il en soit, Alain Juppé insiste : le Conseil constitutionnel statue en droit et se garde de tout jugement d’opportunité. L’institution est puissante mais pas omnipotente et les contours de son contrôle sont clairement délimités.
L’illustration première en est faite par la décision relative à la loi sur l’interruption volontaire de grossesse (n° 74-54 DC du 15 janvier 1975). Il y est exposé que le contentieux constitutionnel est objectif et qu’en conséquence le Conseil se cantonne au contrôle de la conformité des textes au bloc de constitutionnalité. Autrement dit, il n’est ni juge de la conventionnalité, ni juge de l’opportunité politique des lois. Son contrôle est restreint et la censure qui peut être prononcée doit demeurer exceptionnelle.
Loin de convaincre tous les juristes (et surtout les non-juristes), cet argument est rapidement balayé par ceux qui estiment qu’en pratique le Conseil constitutionnel sortirait régulièrement de son office. Deux évènements récents ont d’ailleurs particulièrement agité ces commentateurs.
Le premier concerne la validation parfois considérée comme « automatique » des textes pris sur le fondement de l’état d’urgence sanitaire. Comment le gardien des libertés a-t-il pu accepter les empiètements qu’ont connus les Français sur leurs libertés fondamentales ? D’après Alain Juppé, la réponse est pragmatique ; aucun droit n’est absolu dès lors qu’il se heurte à l’intérêt général. Le rôle du Conseil constitutionnel n’est donc pas d’empêcher toute restriction mais de veiller à leur proportionnalité au regard de la gravité de la situation et de l’urgence qui s’y attache.

Le deuxième point de crispation est relatif aux directives anticipées – que toute personne majeure peut dresser en vue de faire respecter sa volonté quant aux soins médicaux qu’elle accepte ou non de recevoir dans l’hypothèse où elle serait placée dans une situation telle qu’il lui serait impossible d’exprimer son consentement. Après la décision du 10 novembre dernier (n° 2022-1022 QPC), la presse avait relayé (à tort) que les juges constitutionnels auraient déclaré sans portée ces directives anticipées. Pourtant, une simple lecture de la décision aurait permis de démontrer qu’en aucun cas le Conseil ne s’était prononcé ainsi – la question étant politique et revenant donc par essence au législateur.
D’après Alain Juppé, ces interprétations hâtives de la jurisprudence du Conseil constitutionnel par les médias ont des implications négatives puisque leur seul effet est de creuser la méfiance des citoyens envers les institutions.
Le Conseil constitutionnel, un rempart démocratique face à des menaces protéiformes
Les crises en tout genre ne sont pas nouvelles mais leur globalisation en accentue les effets.
Des menaces internes
Certaines crises sont endogènes à la Ve République, devenue le témoin d’une démocratie représentative essoufflée, d’une apathie politique généralisée, d’une décrédibilisation de la loi, d’une montée en flèche du populisme, d’un déclin des partis de gouvernement et plus encore, d’un discrédit de la classe politique. La liste est longue et non exhaustive. Elle traduit une méfiance systématisée qui tend à se muer en défiance incontrôlée.
Aujourd’hui, le système démocratique doit être renouvelé et la défense de l’État de droit repensée. La politique du futur appellera assurément à une participation plus concrète et directe des citoyens dans la prise de décisions politiques.
Sans doute le Conseil constitutionnel s’affirmera-t-il en médiateur du nouveau dialogue qui doit se réinstaurer entre les citoyens et ses représentants. Il le fera d’abord en ce qu’il est juge référendaire (article 11 de la Constitution), puis, certainement, par le développement de sa jurisprudence connue pour être évolutive, moderne et révolutionnaire.
Des menaces externes
Les menaces exogènes au système français sont légion.
D’abord (et peut-être – selon la sensibilité du lecteur), la menace d’une Union européenne dont les compétences tendent à empiéter sur celles des gouvernements nationaux. Alain Juppé semble assez réservé sur la pertinence même de ce pseudo-danger. Il rappelle que le Conseil constitutionnel s’est toujours efforcé et s’efforcera sans doute toujours d’affirmer la primauté de la Constitution (décision n° 2004-505 DC du 19 novembre 2004) et de l’identité constitutionnelle de la France (décision n° 2021-940 QPC du 15 octobre 2021) sur le système européen.
Ensuite, selon le conférencier, certaines autres menaces qui pèsent sur l’État de droit sont de nature globale. Elles sont liées au terrorisme mais aussi aux technologies du numérique avec notamment le développement de la cybercriminalité.
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D’autres dangers enfin sont d’ordre géopolitique. Ils sont féroces et concrets et se font toujours plus menaçant ces derniers temps. Pour n’en mentionner que deux, l’asphyxie de plusieurs démocraties européennes et les guerres aux frontières de l’Union démontrent qu’il est urgent de préparer une offensive juridique pour combattre un péril devenu presque imminent.
Force est de constater que, longtemps tenues pour acquises, les valeurs démocratiques ne sont aujourd’hui plus des évidences.
Et pourtant …
L’État de droit est une chance et doit être protégé. Le Conseil constitutionnel sera un acteur majeur de l’entreprise à venir. Il devra résoudre les crises existantes, répondre aux prochaines et prévenir l’étiolement des valeurs démocratiques.
Conscients des importants défis auxquels ils auront à répondre en tant que futurs juristes, les Collégiens remercient le passionné et passionnant Alain Juppé pour sa présentation.