Le regard d’Anne Sinclair sur le journalisme d’aujourd’hui

A l’heure où l’exercice du métier de journaliste est de plus en plus difficile et remis en question, la journaliste Anne Sinclair est revenue, à l’occasion d’une conférence délivrée aux étudiants du Collège de droit, sur les enjeux de l’information dans un monde en crise ainsi que sur les problèmes anciens et nouveaux auxquels doivent faire face les journalistes.

Après avoir fait des études de droit et intégré Sciences Po, Anne Sinclair débute à Europe 1 en 1973 en tant que stagiaire. Dès le départ, son patron de l’époque donne le ton : « Vous êtes une femme, vous avez des diplômes et vous souhaitez travailler : trois inconvénients ». La plupart des femmes journalistes se contentaient alors principalement des rubriques Mode et Cuisine. Celle qui anima la célèbre émission 7 sur 7, pouvant rassembler jusqu’à 13 millions d’auditeurs le dimanche soir, admet qu’elle a brisé un plafond de verre sans le vouloir. Aujourd’hui, la question ne se pose plus. Pour Anne Sinclair, en effet, la parité est totale dans l’exercice du métier. Le point de bascule se situerait au moment de la guerre du golfe où, pour la première fois, des femmes journalistes exercent leur métier sur le champ de bataille.    

Passionnée par le reportage, Anne Sinclair choisira toutefois l’information télévisée, un peu par hasard nous confie-t-elle. Pour autant, c’est tout aussi spectaculaire que le reportage et l’enquête puisqu’être vue, seule, face à un micro, peut s’avérer relativement difficile dans certains cas, notamment lorsque les émissions sont en direct et sans filet. En outre, être capable de tenir tête à son invité ne s’avère pas non plus être une chose aisée.

Les obstacles et enjeux généraux du métier de journaliste

Anne Sinclair affirme, non sans une pointe de regret, que le journaliste, aujourd’hui, doit faire face à un certain nombre d’obstacles : tout d’abord, il a de plus en plus de difficultés à informer correctement les individus et cela en raison de l’entrave à la libre circulation qu’il subit dans beaucoup de pays. Or, l’enjeux est de taille : l’information ouverte et abondante est, selon l’intervenante, un bienfait et une chance car contribuant au développement des démocraties. C’est un instrument qu’elle qualifie de révolutionnaire.

Outre cet enjeu, celui de l’image est tout autant primordial : « pas d’image, pas d’information ». Anne Sinclair insiste : si les médias ne parlent pas des Ouïgours, c’est en grande partie parce qu’ils n’ont pas d’images à l’appui. Or, sans cet aspect crucial de l’information, l’écueil serait de retomber dans le débat d’opinion, et dans l’éditorialisation.

Il convient ensuite de différencier ce qui relève de l’information et de la propagande. Si la distinction semble bien établie en théorie, en pratique la limite peut être mince : c’est là que le journaliste entre en jeu. Il doit apporter la contradiction mais de manière limitée : le journaliste n’est pas un débateur, il n’est pas sur un pied d’égalité avec la personne qu’il interroge.

Objectivité et transparence, des considérations traditionnelles pour les journalistes

Ensuite, Anne Sinclair revient sur les problèmes traditionnels auxquels les journalistes ont de tout temps été confrontés. En premier lieu, le souci de l’objectivité : dans quelle mesure le journaliste se doit-il d’appliquer cet objectif d’objectivité à la lettre ? Gare aux excès de zèle, car l’objectivité, c’est aussi s’interroger sur le fait de ne pas donner la parole à n’importe qui, n’importe quand. Pour Anne Sinclair, en effet, le journaliste se doit de rechercher si la balance est équilibrée, et si elle doit l’être. Or, beaucoup d’émissions semblent aujourd’hui mélanger l’information et le divertissement. C’est l’exemple du débat organisé entre l’honnête homme et le truand, toujours avec la volonté de rechercher l’audimat. Anne Sinclair en convient, le sujet du choix des intervenants et du temps de parole reste un problème épineux.

Par ailleurs, l’exigence de transparence peut s’avérer insidieuse : l’action de gouverner est-elle toujours compatible avec la volonté du citoyen de tout savoir ? Paradoxalement, le secret trouve ainsi ponctuellement sa place dans le milieu du journalisme ; cela semble d’autant plus évident en temps de guerre.

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L’entre-soi des réseaux sociaux

Avec la modernisation et le développement des moyens de communication, le journaliste est, selon Anne Sinclair, confronté à des problèmes nouveaux. D’emblée, l’effervescence des réseaux sociaux est soulignée : chaque fait nouveau d’actualité entraîne des débats entre « ignorants » et « sachants ». Au sein de ces réseaux, chaque avis se vaut, l’incompétence est de mise et vient souvent se substituer à la connaissance. Une forme de démagogie se met véritablement en place.

Par ailleurs, les réseaux sociaux constituent un mode biaisé de diffusion de l’information. S’ils peuvent être formidables pour combattre la dictature, les réseaux sociaux ont leur face sombre : ce sont de véritables réservoirs de haine et d’intolérance. S’ajoute à cela la tentation de l’enfermement dans des cercles exclusifs : les individus aiment consulter ce qui leur ressemble, ce qui correspond à leurs idéaux. Le développement des réseaux sociaux a également accéléré l’apparition de la « post-vérité », des fakes news, du complotisme… Certains individus transforment la réalité pour pouvoir justifier leur idéologie, avec l’objectif de réécrire la réalité avant même d’écrire l’histoire.

Information permanente et absence de hiérarchie de l’information

Ensuite, parmi les problèmes nouveaux qui se posent à l’information, Anne Sinclair fustige l’absence de hiérarchie de l’information. En effet, certains journaux télévisés n’hésitent pas à faire défiler des informations différentes les unes des autres sans prendre le temps de les mettre dans un ordre cohérent. Comment décide-t-on de ce qui est le plus important ?

L’information permanente apparait comme une difficulté supplémentaire, se manifestant notamment par des chaines d’information en continu. Ces dernières, si elles peuvent avoir une utilité, tendent à accroitre la méfiance des individus vis-à-vis de la parole publique qui s’en trouve désacralisée.

La multiplicité des chaines et des débats fait qu’aujourd’hui la parole politique est partout. Cette dernière, sauf dans le cadre électoral et d’interviews longues, est une affaire de trois minutes sur un sujet demandant une réponse très courte Or, le temps long est une condition sine qua non du développement des idées. Pour Anne Sinclair, la politique est, ou devrait être, une vision du monde et cette dernière ne peut être transmise en 45 secondes.

« L’infotainment », à mi-chemin entre information et entertainment

Anne Sinclair reproche également à certains médias et chaînes d’être à la recherche de la moindre polémique, du sensationnel. De nombreux journaux n’hésitent pas à mettre en avant des informations attrayantes ; mais jusqu’où l’information se doit-elle de l’être ? L’exemple par excellence serait celui des gilets jaunes : les journalistes avaient tendance à privilégier inlassablement les poubelles qui brûlent, au même titre que le fond du problème, ce qui a pu donner une fausse perception de la véritable ampleur de la manifestation.

Enfin, s’ajoute à tous ces problèmes le manque d’argent et de moyens. S’il fut un temps où des journalistes étaient chargés au sein des rédactions de vérifier les informations des journalistes, cela n’est plus toujours le cas aujourd’hui car cela coûte cher. L’économie de l’information est un véritable enjeu qui touche à la liberté d’informer elle-même.

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En somme, comment faire pour bien se renseigner ? La pluralité est essentielle : lire un journal, écouter la radio… On ne peut pas se contenter d’un seul média ; ce serait une forme de cécité. Or, la nuance est essentielle dans une société démocratique. Elle se nourrit pour cela d’un kaléidoscope de sources d’information.

Les Collégiens tiennent à remercier chaleureusement Mme Anne Sinclair pour son intervention, aussi éclairante que passionnante, sur les grands enjeux et défis auxquels la profession de journaliste est confrontée actuellement.

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