Histoire et devenir des « élites » selon Marcel Gauchet

Article non relu par l’intervenant. Cinq ans après sa conférence sur la difficile conciliation entre une exacerbation individualiste des droits de l’homme et la démocratie, le Collège de droit a eu l’honneur d’accueillir une nouvelle fois Marcel Gauchet en Sorbonne. Fort de la liberté d’analyse et du positionnement critique qui le caractérisent, il a cette fois-ci livré aux étudiants sa réflexion sur la rupture alléguée entre les « élites » et le « peuple ». 

Selon le sociologue et historien, « la question demeure de l’attitude et du rôle qu’on peut juger souhaitables de la part des « élites », dans un moment où, en effet, elles se trouvent délégitimées »[1]. Pourquoi cette délégitimation ? Comment expliquer cette perte de confiance de la société pour les élites qui la dirigent ? Ce mouvement de contestation pourrait, a priori, être lu à la lumière d’une évolution des caractéristiques de nos élites, réalité assimilée autrefois tantôt à la bourgeoisie, tantôt à la classe dirigeante. Il pourrait résulter aussi d’une métamorphose corollaire du rapport entre le peuple et ses élites, passant d’un rapport de domination à un rapport d’indifférence.

La notion d’élites, fruit d’une évolution sociale

« Élites », un mot cristallisant aujourd’hui de nombreuses polémiques dans le champ politique. Mais d’où nous vient-il ? Devenu un mot courant et populaire, il relevait auparavant d’une vision inhérente à la droite politique. En effet, ce terme s’est progressivement imposé à la faveur d’une éclipse de la grille de lecture marxiste du fonctionnement de la société, c’est-à-dire de l’idée de lutte des classes. Si, jusque dans les années 1980, le terme « élite » désignait l’organe de la classe dominante, qualifié de « classe dirigeante » au plan économique et politique, la disparition progressive du vocabulaire de classe frappe. Ce vocabulaire avait pourtant acquis un statut quasi scientifique au fil du XXe siècle. 

Cette période, marquée par la diffusion du suffrage universel en France et partout en Europe, est qualifiée par les historiens d’« ère des masses ». En d’autres termes, le règne du suffrage universel appelle un changement profond de la scène politique ; il ouvre l’ère des partis politiques de masse, calqués sur les partis ouvriers. Cette réorganisation de la sphère politique succède alors à la règle du suffrage représentatif, ère dite des notables. Toutefois, les résultats d’élections issues du suffrage universel montrent une sur-représentation de la bourgeoisie ; les avocats et les médecins dominent les assemblées. Cela provoque inévitablement une réflexion quant à la signification réelle du suffrage universel. Comment expliquer l’absence de représentation générale et véritable de la société dans toute sa diversité ? Le suffrage universel est en fait capté par des minorités que l’on pourrait qualifier d’élites politiques. C’est ainsi qu’à l’intérieur même du système des partis réapparait une couche « dominante », à tel point que cette oligarchie politique a pu être qualifiée de « clergé de substitution », en parallèle avec le remplacement croissant des croyances religieuses par de nouvelles croyances politiques.

S’instaure alors un combat entre la lecture marxiste – fondée sur des oppositions de classes – et les théories élitaires, fondées sur la reconnaissance de minorités dominantes dans leurs domaines. L’idée d’élitisme républicain s’impose progressivement, donnant lieu à une vision nouvelle et plurielle de ce phénomène élitaire, à l’égard duquel la réprobation s’estompe. Toutefois, la perception du phénomène a changé au cours des trente dernières années. Le « populisme » se développe partout, et partout sur ce rejet des élites. Comment expliquer cette antipathie nouvelle ? Elle résulte d’une considérable évolution sociale, véritable étape dans l’histoire des démocraties politiques. Celle-ci est articulée autour de trois éléments structurants : la globalisation, l’entrée dans la « société de la connaissance » et l’individualisation des sociétés. 

Une fracture nouvelle issue de la globalisation

Selon Marcel Gauchet, la globalisation économique et financière a fracturé les sociétés de manière inédite par rapport à la situation précédente centrée sur leur division en classes. Certes, Marx parlait déjà de la mondialisation, mais les proportions du phénomène sont aujourd’hui inouïes. Auparavant, l’essentiel de l’existence collective se développait dans les limites d’un territoire, dans un cercle relativement fermé. « Patrons et ouvriers » s’affrontaient pour le partage des mêmes objets, qu’il s’agisse du contrôle de l’Etat ou d’une activité économique développée dans un territoire commun. Cette unité de lieu et de temps imposait un dialogue. Celui-ci pouvait être violent mais la lutte des intérêts gravitait autour d’un espace commun, d’où le souci des « travailleurs » comme des « patrons » d’entretenir un lien direct avec les dirigeants politiques pour faire entendre leurs intérêts. A l’inverse, notre époque semble marquée par l’indifférence politique des dirigeants économiques. Pourquoi choisir la négociation avec le personnel, à une échelle relativement restreinte, lorsqu’il est plus simple et moins coûteux de sortir l’activité du cadre national ? C’est là tout l’attrait de la globalisation : extraire le processus économique des cadres nationaux, et ainsi tendre vers une pacification des rapports sociaux locaux par disparition d’une partie des enjeux traditionnels de lutte, et vers une optimisation des cycles de production, en les déplaçant là où les meilleurs ratios coûts/bénéfices existent.

Plus généralement, la globalisation a en revanche créé une nouvelle fracture au sein de la société. La division faite n’est plus celle des « possédants » contre les « possédés », mais celle entre les populations bénéficiant de la mondialisation et celles qui la subissent. Ces dernières ont d’autant moins les moyens d’agir dans le nouveau jeu social et économique que les difficultés à surmonter pour y participer pacifiquement se sont accrues. C’est ce que traduit le journaliste anglais David Goodhart à travers la dichotomie nouvelle des « anywhere » et des « somewhere » – « les gens de n’importe où » et « le peuple de quelque part »[2]. Cette distinction reflète une fracture qui n’a plus beaucoup à voir avec l’opposition entre les propriétaires et les travailleurs, centrée sur la simple possession de biens matériels. La possession de biens intellectuels, spécialement la maîtrise de la langue – notamment l’anglais – permet de faire valoir ses talents en tout lieu, dans une société désormais centrée sur la connaissance comme valeur première. 

L’émergence d’une société de la connaissance

Si le travail constituait le facteur clé dans l’industrie classique du début du XIXe siècle, l’intérêt s’est aujourd’hui déplacé en amont, au niveau de la conception, de la recherche-développement, du design des produits et de la commercialisation. La place de la gestion financière et juridique s’est parallèlement développée de manière inédite dans la vie des entreprises. Que reste-t-il du travail dans sa conception traditionnelle, héritée d’une société agricole et industrielle ? Il est selon Marcel Gauchet désormais réduit à une simple variable d’ajustement dans le cadre de l’économie de l’innovation ; une ressource peu rare, aisément accessible et largement disponible à l’échelle du vaste monde. En revanche, les compétences et le savoir tendent à devenir des ressources rares et difficiles à se procurer. Cette évolution se traduit par l’expansion de l’enseignement supérieur. Là où l’université était le lieu de transmission et de développement d’un savoir désintéressé, elle est devenue la clé de croissance dans une société de la connaissance. Dès lors, la fracture est redessinée au profit des personnes diplômées

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Or, le culte du diplôme, nouvelle variable conditionnant le destin social des populations, crée selon M. Gauchet une scission entre une élite qui se définit non plus tant par la richesse que par le diplôme, et « les autres ». Cette élite pourrait sembler hétérogène tant les groupes de diplômés sont marqués d’une grande diversité. Pour autant, la science politique semble avoir établi une corrélation entre la possession d’un diplôme – quel qu’il soit – et des comportements électoraux similaires. Ainsi, le chercheur universitaire vote souvent comme le cadre d’une agence de publicité ou comme le designer d’une maison de mode. L’un et l’autre, en dépit de leur différence de revenus et de secteur d’activité, se retrouvent comme faisant partie de la classe créative. Ce « mystère sociologique » prouve, selon Marcel Gauchet, l’importance déterminante de l’idéologie – ici, le culte du diplôme – dans les comportements électoraux par opposition à la réalité tangible des revenus. Au-delà d’une segmentation selon le niveau d’études, notre société est inéluctablement marquée par un mouvement d’individualisation. 

L’individualisation de nos sociétés : de l’intérêt général à l’épanouissement personnel

La reconfiguration du paysage politique passe enfin par l’individualisation de nos sociétés. Ce phénomène relève d’une perception sociale aujourd’hui généralisée dans laquelle les personnes ne se définissent plus par leur statut social mais par leurs droits. L’épanouissement personnel se substitue dès lors à l’intérêt de la collectivité. Pour l’intervenant, ce changement de paradigme signe la fin de la morale du devoir, voire du sacrifice, qui était en particulier revendiquée par les élites au sens ancien du terme, c’est-à-dire par les responsables politiques, hauts-fonctionnaires ou autres notables au plan économique ou social. Et quelle est la vocation des nouvelles élites à l’ère de l’individualisme ? Ni plus ni moins que l’épanouissement personnel, au même titre que tous les autres. 

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En conséquence, la perception par la base de la société de ce qui se passe à son sommet évolue inévitablement. Les enquêtes d’opinion soulignent ainsi cette défiance, cette perte de confiance à l’égard des élites « dirigeantes », qui ne penseraient qu’à des intérêts privés. Se désagrègerait ainsi, à l’intérieur de la société, le ciment profond qu’étaient la confiance et l’idée selon laquelle nos dirigeants faisaient passer l’intérêt commun avant le leur. 

Cette nouvelle mentalité introduit aussi un changement de rythme dans l’action politique, sociale comme économique. Si la satisfaction des intérêts de l’individu devient le paramètre dominant de l’action, le court-termisme se généralise. En effet, la satisfaction d’un intérêt privé, toujours appréhendée dans un temps court, apparait plus attractive que la promotion d’un intérêt général qui se déroulerait sur un temps long. 

Cette logique aboutit à jauger l’action politique à la seule aune de ses résultats rapidement visibles. Quand le ressort de la confiance est brisé, le pouvoir ne peut maintenir sa légitimité qu’en offrant des résultats à voir, ou à percevoir. Cette observation paraît fournir une grille de lecture du comportement des élites dirigeantes, comme du rôle central qu’a acquis la communication.

En somme, si les élites au sens sociologique et politique du terme sont bel et bien de véritables élites, elles auront à faire une certaine introspection. Leur mutation n’a peut-être pas emporté les résultats heureux attendus ; leur bilan semble mettre à mal les démocraties occidentales. Face à la perplexité ainsi engendrée, l’heure de l’examen de conscience semble être arrivée.


[1] « LES ÉLITES, LE PEUPLE, L’OPINION. Alain Minc : entretien avec Marcel Gauchet », dans Le Débat 1995/3 (n° 85), pages 55 à 65

[2] David Goodhart, The road to somewhere. The populist revolt and the future of politics, Hurst Publishers, 2017.

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