Les étudiants du Collège de Droit de La Sorbonne tiennent à remercier chaleureusement Monsieur Pascal Bruckner qui leur a délivré, mercredi 20 octobre 2021, une conférence sur le thème de l’injonction au bonheur. Ce moment a été pour eux l’occasion de s’interroger sur le changement de paradigme lié à notre époque : comment et pourquoi est-on passé du droit au bonheur au devoir de bonheur ?
Dans L’euphorie perpétuelle, essai sur cette injonction au bonheur, Pascal Bruckner souligne que l’idéologie occidentale déployée depuis le dernier tiers du XXème siècle nous pousse à tout appréhender sous l’angle du désir et du désagrément. Toutefois, la souffrance est inévitable ! Il faut donc pouvoir vivre avec, quoique nos sociétés y soient allergiques. Ainsi, pour Pascal Bruckner, ce qui semble devoir s’inventer aujourd’hui, sans doute dans une certaine maladresse, c’est « […] un art de vivre qui inclut en lui l’intelligence de l’adversité sans tomber dans l’abîme du renoncement, c’est un art d’endurer qui nous permet d’exister avec la souffrance et contre elle » (Bruckner, 2000, p. 261).
Pour être heureux, il faudrait donc retrouver une insouciance et une résilience, savoir s’affranchir de l’injonction d’avoir l’air heureux et bien-portant ; de cette contrainte collective qui interdit de répondre autre chose que « bien » à la question de savoir « comment on va ». Mais d’où nous vient cette conception moderne du bonheur comme injonction ?
Le bonheur vu par nos ancêtres
Historiquement, la conception du bonheur qui imprégnait la société française fut façonnée par la pensée chrétienne. Dans sa perspective, le bonheur se conçoit comme un bien perdu, par l’effet du péché originel, et à retrouver dans l’au-delà par le salut en Christ ; il n’est jamais un bien présent. La conjonction de l’Ancien et du Nouveau Testament l’illustre bien : si le paradis était sur terre à l’origine de l’humanité, il ne peut, depuis la chute dans l’univers du péché, être retrouvé qu’après la mort. Dès lors, le christianisme fait du bonheur un objet de nostalgie et d’espérance.
Chez nos ancêtres, la perspective du salut remplace donc le concept de bonheur. Il faut voir combien était courte la vie terrestre avant le progrès des sciences et de l’économie. En 1654, lorsque Louis XIV est sacré roi de France, l’espérance de vie est de 25 ans en moyenne[1], et la mort omniprésente. Ce contexte donne naissance à une philosophie de la pénitence, l’angoisse de l’Enfer étant adoucie par la possibilité du pardon, l’invention du Purgatoire voire le développement des indulgences, dont le trafic restera célèbre. L’objectif principal n’est alors pas de construire son bonheur ici-bas – contrairement à aujourd’hui – mais bien de racheter sa propre existence dans la perspective d’un séjour éternel. Pour les chrétiens, la mort ne représente en effet qu’un passage, qui peut conduire vers une félicité dont on ne connait pourtant objectivement rien, mais qui demeure une certitude à leurs yeux.
Dans cette perspective, la souffrance est un mal à soulager, pour soi comme chez le prochain, mais elle peut prendre sens. Elle a notamment « cette capacité unique de séparer l’authentique du futile, l’inférieur du supérieur, d’arracher l’homme de la confusion des sens, à la gangue grossière du corps pour diriger ses yeux vers les richesses essentielles » (Bruckner, 2000, p. 36). Cependant, au gré des avancées fastidieuses mais certaines de la médecine et de la philosophie scientiste, cette foi est questionnée, remettant au premier plan la recherche du bonheur ici et maintenant.
La remise en cause de la perspective religieuse : « le paradis terrestre est où je suis »
« Le Mondain », poème de Voltaire publié en 1736, marque ce grand passage à la conception moderne du bonheur. Le héros y choisit ce monde au détriment de tous les autres, et sa conclusion est la suivante : « le paradis terrestre est où je suis ». Voltaire introduit une autre vision de l’existence : le paradis terrestre d’Adam et Ève est une fable rustique, et, s’il existe peut-être un paradis céleste après la mort, il ne peut être tenu pour certitude tant qu’il n’est scientifiquement prouvé. Désormais, on peut revendiquer le devoir de chasser la souffrance autant que faire se peut, celle-ci n’ayant plus aucune vertu. Ce programme va devenir celui des Modernes, et marque l’avènement d’un droit au bonheur.
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Selon Pascal Bruckner, en mai 1968 cette injonction se cristallise : désirs et plaisirs auparavant interdits deviennent obligatoires. C’est la « glorification du caprice souverain, du désir innocent qui seul décide du bien et du mal » (Bruckner, 2000, p. 64). Le bonheur se transforme en une quête collective et une recherche permanente -littéralement inscrite dans la Constitution américaine. Ce droit se transforme peu à peu en dogme, en devoir, au sein duquel la santé joue un rôle essentiel.
Le mythe de la santé parfaite et la planification perpétuelle du bonheur
Peu à peu, le souci de la santé est devenu obsessionnel. Un corps en bonne santé, c’est le compagnon qui nous permet de nous réveiller chaque matin sans porter le poids des effets de la veille, selon Pascal Bruckner. La santé « c’est l’insouciance ». Parallèlement se développe une véritable injonction à la beauté, qui impose à tous ses nouveaux commandements. Le culte du corps relève lui aussi de l’obsession ; il soumet tout un chacun à une sorte de censure. Ne faut-il pas toujours se racheter d’une quelconque imperfection ? Ainsi, là où le bonheur devrait être dans la vie de tous des parenthèses enchantées pendant lesquelles on tient à l’écart les tracas de l’existence, il devient une annexe de la volonté, un événement qui se planifie.
« J’ai reconnu mon bonheur au bruit qu’il a fait en partant »
– Jacques Prévert.
Cependant, pour Pascal Bruckner, le bonheur ne peut faire l’objet d’une maitrise, et cette idée de planification déçoit souvent, si ce n’est toujours. Il est de l’ordre de l’improvisation, de l’inattendu, comme le visiteur du soir qui surgit quand on ne l’attendait pas. Il relève de la grâce, c’est l’évènement inopiné qui tombe sur nous sans qu’on ne l’ait convoqué à notre chevet.
Or, à partir du moment où le bonheur devient une injonction, nous nous plaçons selon l’intervenant face à un idéal impitoyable ! Impitoyable car il n’est pas véritablement définissable, et cette abstraction est redoutable : le bonheur de l’un peut être le malheur de l’autre. Il s’agit d’une soumission à un commandement… qui n’a pas de contenu.
Idéologie du bonheur obligatoire
Dès lors que le bonheur devient une injonction, comment considérer la souffrance ? Quid du rituel du deuil ? Antan, le deuil s’incarnait dans un brassard noir que l’on portait, sans aucune honte d’affirmer que l’on avait perdu quelqu’un. Aujourd’hui, la mort semble avoir disparu de nos horizons sociaux : il convient de la cacher, de l’escamoter, dans le discours comme dans les faits. On meurt derrière les portes closes d’un hôpital, les obsèques rassemblent les proches mais restent souvent discrètes, et surtout, les proches n’ont plus la possibilité d’exprimer leur chagrin puisque ce chagrin n’est que gêne pour les autres.
Pour les Modernes, la souffrance est une condamnation scandaleuse car jugée anormale et illégitime. Ce rejet a une traduction juridique de plus en plus étendue ! Toute personne qui souffre se sent victime. La souffrance ouvre alors un droit à réparation, non seulement au moyen de la responsabilité civile mais aussi par la sécurité sociale. Le droit se transforme sous nos yeux en bras armé des victimes. Ainsi, être Moderne irait de pair avec une révolte permanente face à la souffrance. Mais cette conception victimaire ne risque-t-elle pas d’éloigner chacun un peu plus du bonheur ?
Le bonheur en discussion
A l’aune des réseaux sociaux, qui invitent à l’exposition permanente de soi – et donc à la comparaison –, les étudiants du Collège de Droit s’interrogent sur l’influence de ceux-ci quant à la façon d’envisager le bonheur. Pour Pascal Bruckner, la comparaison entraine aisément une dévalorisation de soi. Cette corrélation est amplifiée par l’utilisation des réseaux sociaux, dans la mesure où elle se réalise dans l’intimité-même du téléphone portable, ce dernier étant à l’origine d’une « intimation à toujours répondre présent » (Bruckner, 2000, p. 101). Depuis, le phénomène de la recherche des « likes » et ses effets psychologiques ont été nettement soulignés, notamment aux Etats-Unis.
Tandis que la pandémie du coronavirus bat son plein, Emmanuel Macron affirme lors d’une allocution que « nous sommes en guerre ». « Nous ne luttons ni contre une armée ni contre une autre nation, poursuit-il, mais l’ennemi est là, invisible, insaisissable, et qui progresse ». Pourtant, encore quelques années auparavant, les jeunes se voyaient rappeler qu’ils n’avaient jamais connu la guerre et les souffrances qu’elle génère – contrairement à leurs grands-parents. Que penser de ce discours sur la perception du malheur ? Aucun être humain ne possède la mémoire des souffrances de l’humanité. Pour Pascal Bruckner, qui s’affranchit des comparaisons historiques, il convient de prendre en considération la douleur à chaque époque, et tenter de la soulager, sans pour autant tomber dans une forme de victimisme. Aujourd’hui, la vie est la valeur suprême au sein de la société. La pandémie a ajouté une dimension nouvelle à cette valeur, en responsabilisant tout un chacun.
Quid du lien entre argent et bonheur ? S’ils semblent a priori en corrélation directe, comment expliquer le paradoxe des paysans heureux et des milliardaires malheureux ? Passé un certain seuil de confort matériel, le bonheur dépend de considérations psychologiques plus que financières ; il s’agit d’un état d’esprit. Ainsi, si l’argent ne fait pas le bonheur, il permet d’éloigner le malheur, agissant à la manière d’un bouclier dont les composantes sont la santé, le logement, etc.
En somme, le bonheur peut-il être vécu concrètement « dans le moment présent » ? Si une vie épanouie suppose aussi des contrecoups, le bonheur – en tant qu’idéal – s’apparente souvent à un mirage, ou du moins à un horizon reculant à chacun de nos pas vers l’avant. « Nous ne sommes jamais sûrs d’être vraiment heureux. Se le demander, c’est déjà ne plus l’être » (Bruckner, 2000, p. 16). Au contraire, selon l’intervenant, la joie de vivre c’est accepter l’existence dans tous ses aspects les plus cruels et les plus agréables[2]. Finalement, peut-être vaut-il mieux aspirer à la joie plutôt qu’au bonheur.
Les étudiants du Collège de Droit de la Sorbonne remercient chaleureusement Monsieur Pascal Bruckner pour son intervention !
[1] Source : https://www.ined.fr/fr/tout-savoir-population/graphiques-cartes/graphiques-interpretes/esperance-vie-france/ . Il faut préciser que près de la moitié des enfants décédaient avant l’âge de 10 ans.
[2] Source : site Internet du magazine Psychologies, consulté le 5 septembre 2022. https://www.psychologies.com/Culture/Savoirs/Philosophie/Articles-et-Dossiers/Quelles-sont-nos-valeurs-morales/Pascal-Bruckner-Le-bonheur-devient-une-valeur-culpabilisante