Novembre 2007. Ron Slattery, Randy Prow et John Maloof, trois américains, acquièrent une partie d’un trésor dont ils ne connaissent pas encore la valeur : des cartons entiers de photographies, films non développés et de négatifs. A première vue, une simple vente aux enchères à laquelle John s’est rendu dans l’espoir de trouver un cliché illustrant Portage Park, un quartier de Chicago, pour la rédaction de son livre sur l’histoire locale. 380 dollars dépensés et pourtant aucune trace de la pièce manquante, la photo qu’il recherchait initialement. Le jeune homme ne se résout pas à jeter les milliers de photos qui lui sont inutiles immédiatement et découvre un an plus tard le nom de leur propriétaire inscrit sur une enveloppe : Vivian Maier. Malheureusement elle est décédée quelques jours avant cette découverte.
Toutefois, Maloof pressent bien que l’œuvre de Vivian Maier est unique, et part ainsi en quête de ceux qui l’ont connue, dans le but de mettre en lumière son travail. Chose étonnante alors, peu d’éléments ressortent : Vivian Maier, nourrice, n’a pas vraiment marqué ses employeurs, qui ne savaient rien de son activité de photographe. John Maloof a pour seul point d’appui son avis de décès publié au Chicago Tribune :
« Avis de décès Vivian Maier 23 avril 2009
Vivian Maier, fière native de France et résidente de Chicago depuis cinquante ans, est morte paisiblement ce lundi. Elle a été la seconde maman de John, Lane et Matthew. Un esprit libre et bienveillant qui a touché comme par magie toutes les personnes qui l’ont connue. Toujours prête à donner un conseil, un avis ou un coup de main. Critique de cinéma et photographe extraordinaire ; une personnalité vraiment spéciale, qui nous manquera beaucoup mais dont la longue et merveilleuse vie restera éternellement dans nos mémoires.
Les dons à sa mémoire peuvent être adressés à la Native American Heritage Association, P.O.Box 512, Rapid City, SD 57701 »
John Maloof continue les recherches et glane quelques informations : Maier est née à New York, a eu une enfance difficile, elle acquiert son premier appareil photo – un Rolleiflex – lors d’un voyage en France. On n’en saura pas beaucoup plus. Peu importe car en réalité ce sont ses photos qui révèlent sa personne, ses voyages, ses points de vue.
La photographie comme miroir de vie
Comme dans tout art, la photographe nous livre à travers ses clichés de rue sa perception du monde ; on devient ses yeux, on marche dans ses chaussures. Rien ni personne n’est oublié, du petit ouvrier au grand bourgeois, les lieux malfamés, New York, Chicago, les Alpes : elle navigue à travers les rues et les détails. Vivian Maier ose s’approcher de près pour capturer les regards, les grimaces, les sourires qui ne durent sûrement qu’un instant ; et tel un miroir, ses sujets nous montrent qui elle était, les meilleurs reflets étant sans nul doute ceux des enfants dont elle s’occupait. Elle dépeint le décor américain, source de rêve, créateur de déceptions, des destins menés par la réussite ou la misère. Là où l’utopie américaine marque encore les esprits, son œuvre nous paraît plus qu’actuelle.
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Maier privilégie le petit détail dans le vacarme de la ville. Elle nous fait remarquer ce à quoi on ne prête naturellement pas attention : le soulier de cette femme aux côtés d’un enfant, les mains croisées à l’arrière du dos, la nuque tendue, la Une du journal délaissée sur la chaussée… Elle réalise la chronique du trottoir, transcrit l’humanité de chacun et parvient à réaliser l’exploit de faire ressentir au spectateur une émotion : tantôt ce dernier sera amusé par la légèreté d’un enfant, tantôt effrayé par le regard d’une grande dame. Cela lui vaut une résonance particulière dans le monde et justifie la place qu’elle occupe aujourd’hui, et ce, même à titre posthume.
Anonymat anthume, célébrité posthume
En contemplant son œuvre colossale et percutante, l’anonymat intrigue : comment a-t-elle pu passer inaperçue pendant des années, sa célébrité posthume devenant le fruit d’un heureux hasard et de la persévérance d’un homme ? Là aussi, on aura peu de réponses, si ce n’est qu’elle est restée discrète et n’a même pas cherché à développer toutes ses pellicules. On sait pourtant qu’elle a connu des problèmes financiers en fin de vie, provoquant notamment la mise aux enchères de son local rempli de cartons. Peut-être n’avait-elle aucune idée de son talent. Photographe amateure qui n’en a rien d’une, elle s’inscrit aujourd’hui aux côtés de noms comme Robert Frank, Diane Arbus, Robert Doisneau, Henri Cartier-Bresson. Elle est restée dans l’ombre aux dépens de son génie, assouvissant une passion dissimulée dans son jardin secret. Bien souvent les femmes ont été absentes des collections de photographies au XXème siècle, entrant anonymement dans les musées (à ce sujet Exposition Qui a peur des femmes photographes ? 1839 à 1945, au Musée d’Orsay en 2016). Au fil du siècle, elles ont peu à peu gagné du terrain, passant de modèle de prédilection à photographe derrière l’appareil.
Au fond, les artistes ont-ils toujours envie d’exposer leur art ? L’œuvre de Maier passionne indéniablement et les musées ouvrent des expositions la concernant (à ce sujet Exposition Vivian Maier, au Musée du Luxembourg en janvier 2022). Un problème se pose : son art est utilisé sans en connaître les desseins, alors que le choix du cadrage, l’explication du sens et de la portée des images, la façon de présenter les clichés au public font part intégrante du processus artistique. John Maloof décide de tout, même si des choix doivent inévitablement être faits pour présenter son travail au public. Qui sait si Vivian Maier préférait les portraits, les autoportraits, l’architecture ? Aussi belles et nombreuses les images soient-elles, elles ne signifient rien de ses goûts. Ce mystère flottant contribue à l’engouement autour de sa personne et nous laisse la liberté de s’approprier ses clichés sans être confrontés au point de vue de son auteur. En outre, si le profit tiré du travail de Maier permet bel et bien de financer une bourse au mérite pour les femmes photographes à la School of the Art Institute of Chicago, restreindre son utilisation en l’absence même d’héritier est-il légitime ? Ses photos ne devraient-elles pas appartenir à tous ? La question reste en suspens, tout autant que le silence absolu qu’elle nous laisse.
Ode à la photographie argentique
Le destin veut aussi que la photographie argentique ait regagné du terrain sur le numérique ces dix dernières années, et ce au moment même où les clichés de Maier sont redécouverts. Doucement mais sûrement les appareils numériques finissent par redonner une place à leurs ancêtres, plus capricieux certes, plus intuitifs aussi. Une technique qui séduit autant les professionnels que les amateurs, les aguerris comme les débutants. L’utilisation de l’argentique est croissante, il n’y a qu’à voir la hausse des ventes d’appareils Kodak jetables, ceux de notre enfance (années 90/2000 ndlr). Il n’est pas sans dire que les industriels s’en mordent les doigts, eux qui ont pris la lourde décision, au début des années 2000, d’arrêter la production de la branche argentique face aux promesses de la haute définition. L’année 2022 présente une pénurie importante de pellicules qui se vendent à prix d’or sur internet ou dans les magasins photos. Ainsi les aléas du bain argentique sont-ils nombreux, la qualité d’une pellicule incertaine, le grain unique et marqué. Ce revirement était imprévisible.
Recherche de l’imparfait ou simple retour à l’enfance ? Là où notre société succombe à l’instantané du smartphone, on laisse du temps aux choses et on ouvre de nouveaux horizons. Les souvenirs de vacances ou de soirées immortalisés à l’argentique puis publiés sur les réseaux sociaux démontrent le lien entre anciennes et nouvelles technologies, offrant des clichés originaux, couleurs pastel, adoucis par la chimie. Sans doute les étapes imposées lors du développement d’une pellicule, rendent la photographie plus matérielle, proche, palpable – les exigences de lumière et de quantité restreignant les possibilités. En somme, « en rétrécissant la panoplie des actions, on élargit la profondeur de chaque expérience » (Sylvain Tesson). Peut-être aussi cherche-t-on à s’éloigner de la retouche permanente, du visage photoshoppé, du mensonge couvrant la réalité des images.
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Maier n’est que l’un des innombrables exemples de la fascination pour la photographie argentique, tout comme d’autres femmes et hommes perpétuent aussi l’exercice de cet art.