Olivier Beaud, Professeur de droit public au sein de l’Université Panthéon-Assas, a fait l’honneur aux Collégiens de revenir sur les enjeux de la protection de la liberté académique à travers le prisme de son dernier essai, Le savoir en danger. Menaces sur la liberté académique. paru aux PUF en 2021.
La liberté académique, une notion essentielle mais mal connue
Cela fait maintenant plusieurs années que la liberté académique n’a de cesse d’être à la fois galvanisée et exécrée. Pourtant, celle-ci demeure mal connue et encore délicate à mettre en oeuvre. Aux Etats-Unis, cette liberté est paradoxalement définie par des obligations. Elle y est entendue comme l’engagement des professeurs d’université à rechercher, communiquer et enseigner la vérité à la lumière de leur analyse. Entre les frontières de l’Hexagone, elle traduirait le principe selon lequel les enseignants et chercheurs doivent jouir d’une liberté étendue pour mener leurs recherches et exprimer leurs opinions dans l’intérêt du développement des savoirs et du pluralisme des opinions, selon le Conseil constitutionnel (Décision n° 83-165 DC du 20 janvier 1984).
Définie par sa finalité, la liberté académique serait non pas un privilège, mais un droit nécessairement accordé aux enseignants-chercheurs afin qu’ils accomplissent la mission attachée à leur profession au service de l’intérêt général. En effet, plus qu’un lieu de formation, l’université moderne poursuit avant tout un idéal : l’avancement du savoir au moyen de la recherche, rappelle le Professeur. Malgré tout, l’opinion publique a tendance à donner le rôle principal à d’autres institutions telles que le CNRS.
Plus précisément, la décision du Conseil constitutionnel du 20 janvier 1984 consacre « des libertés universitaires ». Hérité de la période médiévale, ce pluriel trouve son origine historique dans les franchises universitaires. Ce n’est qu’après un passage par l’Allemagne et les Etats-Unis que la liberté académique nous reviendra au singulier. Or, ce statut privilégié se scindait par le passé en deux versants : les franchises de police d’une part, les franchises de juridiction de l’autre. Les premières interdisaient par principe aux autorités de police de pénétrer les locaux de l’université sans autorisation du responsable de l’établissement. Les secondes permettaient aux étudiants et professeurs d’être exclusivement jugés par leurs pairs, échappant ainsi à la justice séculière.
De fait, l’université se singularise par son indépendance depuis sa création. Elle a été conçue pour être à même de s’opposer à toute ingérence extérieure, qu’elle soit politique, religieuse ou même civile. Quoique fonctionnaire, l’universitaire n’est pas soumis à une obéissance rigide à l’administration.
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Surtout, selon le Professeur Georges Vedel, la liberté académique est caractérisée par ses embranchements heuristiques. Dès lors, un universitaire bénéficie à la fois de la liberté de recherche – il a le droit de faire toutes les recherches qu’il juge judicieuses et pertinentes, on ne saurait lui imposer une liste de sujets – de la liberté d’enseignement – aucun programme ne lui est imposé, il le conçoit librement – et de la liberté d’expression – dans le cadre de sa discipline et de ses fonctions, il ne saurait subir une quelconque censure.
A cet égard, il convient de rappeler que la liberté d’expression et la liberté académique ne se confondent pas. La liberté académique est strictement exercée dans la sphère professionnelle, elle est consubstantielle à l’office du savant. Ainsi, il ne s’agit pas d’un droit fondamental de l’homme. Le bénéfice de cette liberté est conditionné par la maîtrise avancée d’une discipline, propre et exclusive au métier d’universitaire. En contrepartie, il est lié par les canons de cette discipline et par une exigence d’intégrité.
Pour autant, le savant ne perd pas sa qualité de citoyen, doté de droits comme de devoirs. Il conserve donc son droit à s’exprimer librement, mais aussi à répondre de ses propos le cas échéant. Hors de son champ de compétence, l’immunité offerte aux intellectuels dans l’espace public ne joue plus, notamment s’agissant de leurs croyances personnelles. L’autorité de leurs arguments s’arrête là où leur expertise cesse.
Le professeur a par ailleurs expliqué à propos de l’islamo-gauchisme que ce qui différenciait ceux qui menacent la liberté d’expression sont ceux qui veulent interdire à un autre groupe de s’exprimer. Là sont la nuance et la limite.
Après avoir précisé théoriquement et juridiquement la notion de liberté académique, le Professeur Olivier Beaud a identifié et décortiqué les menaces, de natures et d’origines diverses, pesant sur elle. Il s’indigne alors de l’attention monopolisée des médias et du gouvernement sur la question de l’islamo-gauchisme.
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Une menace classique du pouvoir politique, administratif et économique
Si, en principe, il découle de la liberté académique une nécessaire non-ingérence du pouvoir politique – ou à tout le moins une protection à son encontre –, ce dernier devient pourtant souvent le bourreau. Le phénomène de pression et de censure des journalistes et universitaires en Turquie à l’arrivée du Président Erdoğan au pouvoir est un exemple parmi d’autres. En effet, l’université revêt les atours d’un contrepouvoir, indésirable, pour les aspirants à un régime politique plus autoritaire.
Les enseignants-chercheurs sont de plus en plus l’objet de plaintes en diffamation ou dénigrement portées par des dirigeants d’entreprise, ou encore d’instituts de sondage, en réaction à la publication de leurs travaux. Baptisées « procédures baillons », ces plaintes ont in fine pour effet de porter atteinte à l’indépendance de l’université par l’intimidation au moyen d’une instrumentalisation du droit et de la justice.
Une menace grandissante face à l’essor du “wokisme” et des réseaux sociaux
Hors du carcan officiel des institutions et structures assimilées, la liberté académique trouve régulièrement, et toujours davantage, son lot de détracteurs au sein de la société civile. De nos jours, l’opposition s’est doublée d’une face immatérielle avec l’arrivée des réseaux sociaux, et de leur utilisation abusive, autoproclamée justicière. Dénuées des garanties offertes par le réel système juridictionnel – à tout le moins par l’administration universitaire –, ces plateformes offrent un moyen de diffuser, alerter, mais aussi et plus dangereusement, déformer les propos des chercheurs qui se trouvent jetés entre leurs griffes, sans réel moyen de défense. Sans compter la tendance de certains établissements à ne pas vouloir attiser la révolte, allant d’une inertie effacée à la suspension de professeurs.
Aussi et d’autant plus singulièrement, la liberté académique trouve de moins en moins de répit dans l’enceinte même de l’université, au cœur de la relation étudiant-professeur. Selon Olivier Beaud, Mai 68 est un jalon décisif au regard de l’influence des mouvements de mobilisation étudiants. En empêchant violemment et physiquement leurs professeurs de faire cours, cet événement a été la preuve que les étudiants eux-mêmes pouvaient entraver la recherche.
Enfin, le Professeur déplore aujourd’hui la radicalisation des mouvements d’émancipation, lesquels en viennent à chercher à interdire d’évoquer certains sujets, utiliser certains mots, nourrissant ainsi la fameuse cancel culture. De cette manière, certains étudiants militants poussés à l’extrême et/ou issus de minorités seraient eux-mêmes des ennemis de la liberté académique par le biais des méthodes qu’ils emploient pour revendiquer le respect de leur identité auprès du corps professoral. Les causes féministe, LGBTQIA+ et antiraciste sont des exemples donnés par le Professeur. Ce dernier parle d’une « tyrannie des minorités actives sur la majorité passive » : les dérives du militantisme ont leurs raisons, que la recherche et l’université doivent pouvoir dépasser afin de poursuivre le développement des savoirs.
Les Collégiens remercient le Professeur Olivier Beaud pour son intervention éclairante en la faveur, et au sein de l’université, institution qui les forme en ce moment même.