Guillaume Maujean a été journaliste pendant vingt ans, notamment au journal Les Échos où il était rédacteur en chef pour la finance et les marchés, et travaille aujourd’hui comme consultant chez Brunswick. Il a accepté de parler aux étudiants du Collège de droit de la Sorbonne de son ouvrage Les seigneurs de l’argent, des Médicis au Bitcoin.
M. Maujean a choisi de resserrer son intervention autour de la présentation de trois personnages liés au monde de la finance qui ont respectivement contribué aux prolégomènes, à l’avènement et à la remise en question du système financier de l’époque moderne. Il conta d’abord la vie de Jakob Fugger, témoin de la Renaissance.
Jakob Fugger dit le Riche, un humaniste catholique témoin et acteur de la Renaissance
Jakob Fugger naît en 1459 à Augsbourg. Il est à l’origine destiné au sacerdoce ; un évêque est chargé de son éducation. Seulement, la mort de son père en 1478 conduit sa mère à le rappeler à des affaires plus temporelles. Il se forme deux ans dans le nord de l’Italie, à l’époque où les cités comme Gène, Florence ou Venise s’imposent en précurseurs des méthodes modernes de comptabilité. Il reprend les rênes de l’entreprise familiale, dont il deviendra le seul maître, en 1510, à la mort de ses deux frères et de sa mère.

Les Fugger disposent alors du contrôle de nombreuses mines d’argent et d’un système de succursales partout en Europe ; ils sont par ailleurs les banquiers exclusifs du pape et de la famille des Habsbourg. Ces avantages permettent notamment à leurs clients d’ouvrir des comptes de dépôt avec faculté de retrait en divers endroits au moyen de lettres de change, facilitant grandement les échanges économiques. Jakob ne s’arrête pas là, il étend l’empire familial par l’édification de comptoirs de commerce et autres succursales, maîtrisant en conséquence l’approvisionnement et le financement des marchandises à grande échelle.
Le contrôle du système financier par les Fugger leur octroie une puissance disproportionnée, quasiment ineffable. Les têtes couronnées sont dépendantes de l’institution familiale pour financer leurs guerres incessantes ; la famille en vient à influer directement sur la nomination des monarques. Ainsi, Charles de Habsbourg, communément nommé Charles Quint (V), requiert en 1519 leurs services afin d’acheter les votes des sept princes électeurs allemands de l’assemblée compétente pour déterminer l’empereur du Saint-Empire romain germanique. Fraîchement couronné, ce dernier a littéralement des « comptes à rendre » : il accorde à la famille Fugger des terres et le pouvoir de battre monnaie sur ces dernières.
La mémoire de Jakob Fugger est toutefois, à certains égards, quelque peu controversée. Le pape ayant emprunté une somme conséquente aux Fugger, ces derniers obtiennent en contrepartie, par un accord, le monopole du transfert des indulgences – bons vendus aux fidèles fortunés qui espéraient être absouts de leurs péchés et éviter la damnation éternelle par ce biais – entre l’Allemagne et Rome moyennant une commission conséquente. De fait, la basilique Saint-Pierre de Rome a en partie été construite grâce au commerce desdites indulgences.
Le moine Luther, par ses 95 thèses parues le 31 octobre 1517, instigue la réforme protestante en s’appuyant notamment, outre sur la controverse théologique relative à la prédestination, sur la prétendue immoralité de ce commerce. C’est à cette propagande protestante qu’est attribuée la paternité du surnom Jakob le Riche. Ce dernier est cependant qualifié d’humaniste catholique : illustre mécène, notamment des églises de sa région natale, il inaugure par ailleurs en 1521 les Fuggerei, sorte de logements sociaux aux loyers modiques destinés aux mendiants d’Augsbourg.
Jakob s’éteint en 1525 dans sa localité natale, léguant une fortune estimée à deux millions de florins, correspondant en parité de pouvoir d’achat à environ quatre cents milliards d’euros actuels. S’il a joué, selon Guillaume Maujean, un rôle crucial dans les prolégomènes du système financier de l’époque moderne, un autre homme d’affaire a pour sa part contribué à son avènement : John Pierpont Morgan.
John Pierpont Morgan, archétype du capitalisme philanthrope à l’issue de la révolution industrielle
John Pierpont Morgan est né le 17 avril 1837 à Hartford, dans l’état américain du Connecticut. Il fait ses études en Europe où il devient passionné de l’art du vieux continent. Il fait fortune en constituant un empire dans les secteurs de l’électricité, de l’acier, de la navigation et du chemin de fer, en établissant un véritable monopole à l’échelle étasunienne. Ainsi, en 1869, il ouvre la première ligne transcontinentale, qui permet de joindre San Francisco depuis New York en six jours au lieu de six mois. Ces secteurs sont en effet en pleine explosion du fait du perfectionnement contemporain de certaines technologies, notamment dans la production des matières premières (extraction du fer, du charbon et du pétrole, développement de l’acier), des modes de transport (bateaux, chemins de fer, automobile) et des télécommunications (invention du morse en 1832, prémices du téléphone en 1876).

Cette période est surnommée le gilded age (âge d’or) de l’histoire des États-Unis et plus largement de l’Occident du fait d’innovations fondamentales et d’une croissance économique époustouflante. J.P. Morgan est catégorisé au sein des titans de la période, au même titre que John D. Rockefeller, Andrew Carnegie ou encore Cornelius Vanderbilt. Ces hommes d’affaire étaient réputés pour leur appétit d’ogre à constituer de la richesse, notamment par la méthode de l’intégration verticale –acquisition de l’ensemble des étapes du processus de production d’un produit– dans le but de constituer des monopoles. En effet, selon la théorie classique de la loi de l’offre et de la demande, les monopoles permettent au producteur de maximiser son profit par la détermination d’un prix plus élevé que le prix d’équilibre normalement obtenu en situation de concurrence pure et parfaite.
Une anecdote témoigne de la puissance de ce personnage : en 1907, plusieurs fonds d’investissement américains sont en situation de banqueroute, ce qui entraîne un krach boursier. Pour éviter que les banques fassent également faillite, ce qui aurait entraîné des conséquences désastreuses pour toute l’économie américaine puis éventuellement mondiale, l’homme d’affaires consent à être prêteur en dernier ressort pour limiter le mouvement de panique qu’engendre le krach. De fait, la panique incite à vendre dans un marché baissier, la vente d’actifs alimentant à son tour la tendance baissière pour constituer un cercle vicieux. Il réunit dans sa bibliothèque privée l’ensemble des plus grandes fortunes américaines afin de sauver le système financier du pays par le biais d’un accord. Il patiente jusqu’au petit matin et n’accepte de signer l’accord que lorsqu’il l’estime convenable. Ainsi a-t-il a littéralement joué, à lui seul, le rôle actuel des banques centrales lors de périodes de crises économiques.
J.P. Morgan est l’archétype du capitalisme philanthrope, redistribuant d’une main ce qu’il a pris de l’autre. Mécène conséquent, il inaugure en 1852 la Morgan Library and Museum (bâtiment de recherche), et passe généralement le printemps en Europe à acheter maints chefs d’œuvre pour compléter sa collection personnelle ou remplir les musées américains. Il s’éteint le 31 mars 1913 au Grand Hôtel de Rome, laissant derrière lui une fortune estimée à 25,2 milliards de dollars en parité de pouvoir d’achat, une banque encore mondialement connue à son nom et la réputation d’un rapace qui pouvait se révéler délicat. Pourtant, le système financier de l’époque moderne, auquel J.P. Morgan a grandement contribué, est selon Guillaume Maujean aujourd’hui remis en question par le bitcoin, invention présumée de Satoshi Nakamoto.
Satoshi Nakamoto, inventeur présumé du bitcoin et contributeur d’une évolution du système financier
Satoshi Nakamoto est le pseudonyme à consonance japonaise derrière lequel est proposée pour la première fois en 2008 la cryptomonnaie du bitcoin, avant de devenir opérationnelle le trois janvier 2009. Le grand public n’est pas informé de qui se cache derrière ce nom, alors même que l’apport de cette innovation est titanesque.
Le bitcoin, comme d’autres cryptomonnaies, repose sur la technologie de la blockchain, c’est-à-dire une division de l’écosystème numérique par un stockage de ce dernier dans le disque dur d’une multitude d’ordinateurs. En l’espèce, chaque bitcoin est stocké dans un ordinateur, ce qui offre une garantie de sécurité : il est envisageable de pirater un ordinateur pour subtiliser les bitcoins qu’il contient mais il est impossible de pirater le système dans son intégralité.
La cryptomonnaie est obtenue par l’intermédiaire du minage : des codes sont, en abondance décroissante, délivrés en ligne et laissés à la merci des mineurs de cryptomonnaie du monde entier. Le dernier des 21 millions de bitcoins délivré sera miné aux alentours de 2140. Les mineurs correspondent le plus souvent à des hangars abritant des ordinateurs dédiés à cette tâche, et sont généralement situés dans des pays au climat froid pour économiser de l’énergie dans le nécessaire refroidissement de ces composants technologiques.
La valeur du bitcoin évolue en suivant une tendance haussière très fluctuante depuis sa création, comme en témoigne une valeur unitaire quasiment nulle en 2009 pour un maximum de 67000 dollars en novembre 2021 et un cours actuel aux alentours de 25000 dollars.
Plusieurs facteurs expliquent l’attrait relatif à cette cryptomonnaie : les transactions de cryptomonnaies sont anonymes et difficilement traçables, ce qui en fait une monnaie idéale pour l’exercice de toute sorte de trafics illégaux. L’anonymat permet également d’échapper à l’imposition : l’obligation de déclaration de revenus repose sur la bonne foi des utilisateurs. Au-delà de ces premiers aspects, la technologie de la blockchain, par la sécurité qu’elle apporte peut être utile dans de nombreux domaines où l’identification de personnes physiques ou de meubles est nécessaire. La monnaie est par ailleurs déjà acceptée dans certains commerces.
Le bitcoin a acquis une certaine légitimité sur les marchés financiers : il caractérise tantôt une valeur de spéculation de long terme, tantôt une valeur de refuge, notamment dans le cas de la crise de dettes souveraines et plus globalement de la perte de confiance des populations dans les politiques des banques centrales et des institutions gouvernementales qui s’enferment dans un inexorable accroissement du déficit ou laissent craindre une stagflation de moyen-terme.
Toutefois, d’autres facteurs permettent de douter de la légitimité absolue du bitcoin et des autres cryptomonnaies en général. Les institutions étatiques n’ont pas intérêt à perdre la fonction régalienne de battre monnaie : elles pourront avoir tendance à limiter et à réguler le secteur, tant pour limiter les trafics que pour percevoir la fiscalité due de droit. L’absence de régulation par une institution centralisée, à la manière dont une banque centrale détermine les taux directeurs des monnaies fiduciaires traditionnelles, rend le bitcoin fluctuant, particulièrement sujet aux variations du marché. Des hommes d’affaire tels qu’Elon Musk peuvent se servir de leur aura pour faire varier les cours à leur avantage, pratiquant une forme de délit d’initié qui n’est pas encore sanctionnée. En découle la nécessité pour le droit de prendre en compte les réalités économiques et leurs évolutions afin d’être véritablement efficace.
Finalement la durabilité des cryptomonnaie est particulièrement questionnée dans un contexte de péril climatique croissant : les fermes de minage consomment en effet beaucoup d’énergie. Elles contribuent indirectement tant au réchauffement climatique qu’à la pollution de l’environnement. Cette production aboutit inévitablement à l’émission de gaz à effet de serre dans l’atmosphère, à une surproduction de composants en matériaux rares extraits dans des conditions douteuses et à de nombreuses autres externalités négatives dont la limitation est un enjeu crucial du secteur.

Les Collégiens remercient chaleureusement M. Maujean pour son intervention particulièrement éclairante sur le rôle des puissances financières dans l’Histoire.