Les Professeurs élus au Collège de France, sommités de la recherche fondamentale, dispensent leurs cours et séminaires devant d’autres professeurs, thésards, ou encore praticiens. Ainsi va le vieil adage : « au Collège de France ce ne sont pas les élèves mais les enseignants qui sont examinés ! ».
Cette rentrée, ce n’est pas à des doctorants mais aux étudiants du Collège de Droit que Dario Mantovani, Professeur élu en 2018 au Collège de France, s’adresse. De l’Université prestigieuse de Pavie à la chaire de « Droit culture et société de la Rome antique » du Collège de France, le Professeur Mantovani revient sur son parcours et nous partage ses visions de l’équité, de la justice en Droit romain.
Votre biographie vous présente comme un « juriste historien ». Pourquoi employer ce terme plutôt que la dénomination classique de professeur d’histoire du droit ?
« Sortons des cloisonnements. L’Histoire, le Droit, l’historien, le juriste sont des catégories qui dépendent de l’organisation des universités et de l’existence d’une faculté de Lettres et puis d’une faculté de droit. Lorsque l’on s’approche de quelqu’un qui fait mon métier, il y a toujours cette curiosité de le classer quelque part. Je me suis toujours opposé à cette volonté car je la perçois d’abord comme une réduction. Sans vouloir faire de mauvais jeu de mot, je suis à la fois un historien, parce que je m’occupe d’un droit du passé, et un juriste puisque je m’occupe d’un savoir qui a une consistance juridique propre. Il y a cette dualité dans mon étude, et je laisse à ceux qui m’écoutent et qui me lisent le soin de juger s’ils me trouvent plus juriste ou plus historien ou s’ils me reconnaissent justement dans cette définition de juriste historien. Je considère que mon rôle professionnel est de faire comprendre au public, aux collègues, cette richesse technique qui est propre au droit romain. La tâche est au fond simple, car il suffit, normalement, d’entrer en contact avec les textes de droit romain, pour en constater l’attrait intellectuel.
De plus, il faut considérer que le droit est un savoir produit par l’activité humaine, tout comme la Philosophie ou la Littérature ; ses méthodes et ses contenus ne sont pas des données qui préexistent, comme des phénomènes naturels. Le juriste ne peut pas se passer de l’Histoire puisque le droit étant un savoir construit, un fait culturel, il se nourrit de tous les champs culturels qui l’entourent. Si vous ne les connaissez pas, vous vous coupez de ces liens qui nourrissent le droit. Vous n’êtes que les consommateurs d’un savoir déjà formé, n’étant pas à-même de faire le travail semblable à celui des générations précédentes : construire un savoir. Il faut continuer le chantier afin qu’il se construise encore davantage. »
Revenons à votre parcours de juriste, qu’est-ce qui a conditionné votre choix de rejoindre les bancs de la faculté de droit de Pavie, en Italie ?
« Ma mère ! Elle avait fait des études de droit et rêvait d’être notaire, elle ne réalisa pas ce rêve car elle choisit de se consacrer à l’éducation de ses enfants. À l’école primaire, lors d’une composition sur mon avenir, j’avais écrit que je voulais devenir notaire, sans savoir, naturellement, de quoi je parlais. J’avais aussi cette perspective de devenir avocat d’affaires pour suivre les traces de mon père, qui était chef d’entreprise et avait par ailleurs une inclination pour les mathématiques.
Nous sommes grandement la conséquence de notre milieu familial et scolaire. Au lycée italien, l’étude du passé était primordiale, en particulier, l’étude des langues anciennes qui, quand j’étais adolescent, étaient bien plus enseignées que l’anglais. Dès lors, arrivé à l’université, quand j’écoutais ces cours qui portaient sur le droit romain, j’ai retrouvé à la fois peut-être cette vocation (si c’en est une) pour le droit, avec cet aspect également mathématique que je devinais dans les différentes catégorisations juridiques ; bref, j’ai tout de suite redécouvert l’arrière-plan classique et une dimension rationnelle qui me semble toujours nécessaire dans l’argumentation.
Dès la première semaine, je remarquais tout particulièrement le professeur de droit romain. Il se distinguait en étant à la fois passionnant et passionné. Quel était son secret ? Le droit romain lui-même ! Voilà ce que j’ai dû penser. Il nous a lu les Institutes de Gaius en latin dès la première semaine et les choses se sont faites rapidement: En rencontrant ce professeur qui aimait passionnément ce qu’il enseignait, je me suis découvert à mon tour un amour pour l’enseignement. Je réalisais qu’il était possible de choisir une profession qui m’aurait non seulement appris un métier mais aussi apporté le bonheur.Je l’ai trouvé en droit romain, de par ce conditionnement scolaire et familial, évidemment, mais aussi parce que c’est le mérite du droit romain, forme de pensée du droit qui influence nos réflexions sur le phénomène juridique contemporain. Comme je le disais, le droit n’est pas quelque chose qui existe en dehors de nous. Elle est une création humaine, une façon de penser, d’organiser, de parler de la société. Cette pensée est contenue dans les textes de droit romain à un degré d’énergie, de puissance, de concentration, de pureté, dont je ne retrouvais pas d’équivalent dans les autres disciplines juridiques que j’étudiais. »

Justement, encore au XXIe, les étudiants en droit continuent d’être émerveillés et presque étonnés par la complexité de la pensée juridique romaine. Pensez-vous qu’il y ait un génie propre au droit romain ?
« Vous avez dit mieux et avec plus d’enthousiasme ce que je n’osais dire. De mon point de vue, j’ai toujours l’impression que les anciens n’étaient pas moins intelligents que nous. Dans le droit romain, il y a cette composante essentielle : ce n’est pas un droit entièrement législatif. Les lois, même si elles étaient bien présentes, n’épuisaient pas l’ensemble des sources et des critères normatifs. Beaucoup était confié à l’élaboration des juristes. Leur rôle était alors particulièrement puissant, induit par la nécessité de proposer un discours rationnel et des catégories qui soient justes, utiles et surtout acceptables dans un échange qui se devait de convaincre les autres juristes et les juges.
C’est pour cela que leur discours semble plus efficace que le nôtre : le nôtre ne fait que renvoyer, inlassablement, à la loi dont nous ne sommes, in fine, que les interprètes (même si aujourd’hui aussi la complexité des systèmes juridiques est telle qu’elle demande aux juristes et aux juges des trésors d’inventivité et d’équilibre). Les juristes romains n’étaient pas des interprètes de la loi, ils élaboraient le droit. Aussi, je ne dirais pas qu’ils étaient « mieux ou plus intelligents » que nous ; seulement, ils opéraient dans un système qui leur demandait plus. Leur contribution est de fait plus centrale que celle des juristes d’aujourd’hui et surtout moins dépendante de facteurs externes. Par exemple, quand il y a une réforme, tout ce qui a été dit par rapport à l’ancienne loi disparaît tandis que les juristes romains ont un dialogue qui s’étend sur trois, quatre, cinq siècles ! Il n’y a pas ce bouleversement continuel. Ce qu’ils faisaient, était donc un peu différent de ce qu’on demande aux juristes d’aujourd’hui. C’est aussi le problème de l’équité, en ce sens qu’elle sort du droit écrit, et qui est donc qualifiée parfois « d’arbitraire sous un mot noble ». C’est peut-être la vérité. En droit écrit, on a du mal à lui trouver une place alors qu’en droit romain, le projet n’était pas de rechercher au mieux le sens de la loi (et parfois à la corriger par le biais de l’appel à l’équité), mais bien de parvenir toujours à la solution la plus équitable. L’équité constituait à Rome le critère principal du raisonnement juridique. »
=> VOIR AUSSI : Mireille Delmas-Marty: « Je vois le droit comme un processus de transformation et le juriste comme un paysagiste »
Votre Chaire au Collège de France a organisé cette année un colloque sur « l’équité hors du droit ». Pourquoi avez-vous ouvert votre réflexion sur cette notion à d’autres disciplines ?
« Pour quelqu’un qui s’occupe du passé, il y a toujours une envie de voir s’il y a un rapport entre son étude et la contemporanéité (et, symétriquement, à s’interroger sur les possibles biais que les idées contemporaines peuvent engendrer dans l’appréhension du passé). Je me suis donc dit que l’équité est un mot-clef dans plusieurs disciplines.
Parfois, on ne connaît pas très bien l’origine de certains mots, raison pour laquelle j’ai voulu convoquer un certain nombre de spécialistes de différentes disciplines, pour voir s’ils se rendent compte de la racine ancienne de la notion d’équité et, une fois mise au jour, quelle est l’utilité de la réactiver. Ensuite, je voulais, inversement, constater si moi-même je n’étais pas trop influencé par les idées contemporaines sur l’équité. En les écoutant, je me suis dit que peut-être telle idée m’est venue parce qu’elle émane d’une réflexion de tel économiste moderne, et c’est toujours le danger pour les historiens : utiliser le passé comme miroir pour voir ce qu’il connait déjà. Bref, approfondir la signification ancienne et suivre ses ramifications modernes, selon une démarche archéologique et généalogique, c’était l’antidote pour se libérer de certaines propensions qui nous accompagnent en tant qu’historiens. D’ailleurs, et je le disais dans ma conclusion du colloque, j’ai pu être déçu, en tant que professeur d’Histoire du droit, de constater que l’idée d’équité le plus souvent partagée, était non pas celle de Cicéron ou des juristes romains mais celle d’Aristote, élément particulièrement intéressant sur le plan historiographique. On peut rappeler que l’équité latine était influencée par les Grecs, il n’y a donc peut-être pas de très grandes différences, mais c’était instructif de constater que les participants au colloque ne s’appuyaient presque que sur Aristote, et non sur les auteurs latins. Il n’y a pas qu’un seul passé : c’est nous que choisissons le nôtre. »
Vous décrivez depuis le début de notre entretien le droit comme un fait culturel construit au cours des siècles. Pensez-vous que le droit romain inspire encore le droit positif ?
« Oui, sous plusieurs aspects. D’abord, en montrant qu’il y a une historicité du droit, comme pensée qui a été façonnée à un moment donné, dans un contexte social, et puis refaçonnée par la pensée médiévale et moderne, et donc que nous sommes les héritiers d’un objet du passé. Ce constat n’est pas évident : quand quelqu’un s’inscrit en faculté de droit, il n’a pas nécessairement conscience de cet héritage. Si nous étions aux États-Unis, notre façon de penser le droit serait très différente !
Ensuite, il y a cette clarté du vocabulaire. La prose des juristes romains est d’une clarté particulière : ils sont capables de styliser les faits. Un de leurs talents est qu’ils n’instruisent pas la discipline juridique sans lien avec les faits. Il y a presque toujours un cas à l’origine de la solution qu’ils proposent. Il leur faut alors d’abord décrire, styliser par les mots les cas d’espèces. Là aussi il y a une technique à apprendre. Ensuite, quand ils arrivent à donner leur opinion, les juristes romains ne craignent pas d’utiliser des mots qui ont une axiologie, c’est-à-dire, des mots qui sont porteurs d’une valeur, d’un choix. Ils ne pensent pas que le droit soit fongible, que toutes les normes soient égales, mais qu’il y aura toujours une bonne solution par cas, et non pas plusieurs, et cela justement en fonction des valeurs qu’ils ont choisies. Les juristes romains, justement parce que leur rôle était celui de conseiller les particuliers, juges et magistrats, parlaient au nom du droit sans devoir se ranger d’un côté ou d’un autre. Cela fait toute la différence et c’est la raison pour laquelle, aujourd’hui c’est peut-être la figure du juge qui se rapproche le plus du juriste romain : juge et juriste sont tous deux, en principe, sans intérêt particulier à défendre.
Pour résumer ce que je viens de dire, le droit est un fait culturel, pas différent de la littérature, de la poésie ou de la sociologie, à ceci près, qu’il s’agit d’un discours qui s’impose. C’est un produit culturel qu’il faut dominer et qui dépend des constructions humaines. Peut-être que les historiens, qui ne parlent que de ce type de constructions, sont là pour rappeler cette condition du droit. Parfois, ils ne jouent que ce rôle : rappeler les coordonnées d’espaces et de temps dans lequel le droit vit sa vie. »
Pour finir, quel conseil donneriez-vous à un étudiant en droit ?
« J’ai appris par cœur le code civil. Ça m’a donné le langage technique, mais aussi la brièveté du raisonnement juridique. C’est une discipline où il faut mémoriser beaucoup. »
Avez-vous une éthique particulière ?
« Nous en avons tous une depuis WhatsApp ! La mienne est, en la traduisant de l’italien, fais ce en quoi tu crois ou fai quello in cui credi. »