Curé de l’église de la Madeleine, recteur-archiprêtre honoraire de la Cathédrale Notre-Dame de Paris, Monseigneur Patrick Chauvet a accepté d’accorder un entretien profond à la revue du Collège de Droit de la Sorbonne.
Prélat d’Honneur de Sa Sainteté, Vicaire Général puis Épiscopal, Consulteur de la Congrégation pour le Culte Divin, Professeur de Patristique, il revient sur l’incendie de Notre-Dame en exclusivité alors qu’il en était le Recteur, la place de la foi dans notre société, mais également sa perception de la foi dans ses paradoxes internes et dans ses relations avec d’autres humanités.
Auteur de plus d’une trentaine d’ouvrages, promu Officier de l’Ordre National de la Légion d’Honneur, cet échange avec Monseigneur Chauvet constitue une plongée unique au cœur d’une pensée unique, humaine, et contemporaine.
Monseigneur, afin de débuter cette discussion fleuve, permettez-nous de commencer par la lecture d’un extrait qui vous sera très probablement évocateur : « Tous les yeux s’étaient levés vers le haut de l’église. Ce qu’ils voyaient était extraordinaire. Sur le sommet de la galerie la plus élevée, plus haut que la rosace centrale, il y avait une grande flamme qui montait entre les deux clochers avec des tourbillons d’étincelles, une grande flamme désordonnée et furieuse dont le vent emportait par moments un lambeau dans la fumée. Au-dessous de cette flamme, au-dessous de la sombre balustrade à trèfles de braise, deux gouttières en gueules de monstres vomissaient sans relâche cette pluie ardente qui détachait son ruissellement argenté sur les ténèbres de la façade inférieure ».
Ces mots, prémonitoires en quelque sorte, sont ceux écrits par Victor Hugo dans son chef d’oeuvre consacré à Notre Dame de Paris. Cela fait désormais un peu plus de quatre ans que l’incendie a eu lieu ; qu’est-ce qui, avec le recul, vous a le plus frappé dans cette nuit ainsi que dans les mois de la reconstruction qui ont suivi ?
Tout d’abord, ce texte je le connaissais bien car avant d’être prêtre, j’étais professeur de lettres et enseignais le français à Sainte-Croix de Neuilly. Je commentais alors ce texte, ne pouvant imaginer à un seul instant que j’assisterai à un tel spectacle. Qu’est-ce que je retiens de cette nuit ? Je ne regarde pas les images, ni les films, ni les reportages sur l’incendie de Notre Dame sans doute parce que la blessure est encore très profonde. Lorsqu’on assiste à l’incendie d’une cathédrale qui vous est confiée, c’est votre cœur qui est touché.
Je retiens simplement l’espérance. Je me suis tourné vers le Bon Dieu, j’étais sans doute le seul : les pompiers étaient bien occupés, le Président Macron me soutenait, Madame Hidalgo était présente aussi… Ils étaient tous là, et moi, intérieurement, j’ai dit au Seigneur : « Que fais-tu ? Qu’est-ce qu’il se passe ? ». Et à vrai dire, c’est surtout le lendemain, lorsque j’étais seul sur le parvis, que je me suis dit : « Tu n’as plus rien. Qu’est-ce qu’il te reste ? L’espérance ».
Et comme je connais bien la pensée de Bernanos, tout de suite m’est venu cet appel « Que fais-tu ? Réveille-toi » : il ne faut pas se lamenter, il faut réagir. La cathédrale était très fragilisée, elle bougeait, il fallait donc intervenir rapidement. J’ai d’ailleurs été très ému par la rapidité et le professionnalisme de tous les Compagnons du Devoir qui étaient présents pour la sauver : ils ont fait un travail jour et nuit pour tenir l’édifice ! Quelque chose que je retiens aussi ce sont les chants des jeunes qui priaient un peu plus loin. Sinon, également la présence d’amis qui m’entouraient.
Mais c’est vrai que, globalement, les moments les plus difficiles ont été la dernière demie-heure où le Général Gallet nous avait dit : « regardez la cathédrale, elle risque de s’effondrer comme un château de cartes ». C’est donc 20 minutes très lourdes, très sombres, qui passent à la fois très vite mais qui sont à la fois très longues. Et à la fin, on vient vous voir en vous disant : « Ça y est, nous avons sauvé la cathédrale ». Et là, vous rentrez : c’était apocalyptique ! Il y avait de l’eau partout, des chaises renversées… La flèche étant tombée, cela avait cassé la grande voûte principale. C’était une pluie de plomb car tout le toit était en fusion. Mais deux choses restaient encore : la croix toujours illuminée, je ne sais comment, et la statue de la Vierge Marie qui était sous la grande voute et qui aurait dû logiquement éclater.
Est-ce que l’engouement, d’un point de vue national principalement, par rapport à la reconstruction, vous a étonné de la part d’un pays dont toutes les études montrent qu’il est en déchristianisation ?
Oui, comme c’est étonnant… D’abord la générosité : en à peine une soirée, j’avais quasiment un milliard : ce qui est un peu exceptionnel ! (Rires) Deuxièmement, j’ai observé que Notre Dame de Paris était devenue Notre Dame de France, et puis Notre Dame tout court. J’ai reçu des milliers de lettres du monde entier qui parlaient de « Notre Dame ». Les français ont sans doute réagi car c’est leur histoire. C’est vrai que pour bon nombre c’était leur cathédrale, surtout pour les parisiens. Mais pour les français, c’était leur histoire : ça récapitulait l’Histoire. En 850 ans, de grandes figures ont façonné l’histoire de cette cathédrale : Louis XIV, Napoléon, De Gaulle… Je pense que les français, même laïcards, gardent le sens de cet édifice qui a marqué leur pays : une fois ou l’autre ils sont passés devant, parfois même entrés dedans. Ça, cela m’a frappé et je l’ai encouragé.
Je suis allé par la suite solliciter des fonds à travers le monde, une dame aux Etats-Unis m’a sauté au coup en me disant : « Voilà Notre Dame ! ». Donc il y avait quelque chose d’affectif. Il n’était plus question de savoir si on était chrétien ou pas, français ou non : c’était Notre Dame.
Pour rebondir là-dessus : vous, dont l’un de vos ouvrages traite – comme vous l’avez évoqué – de Bernanos comme prophète de son temps, quel regard en tant qu’homme de foi, portez-vous sur le processus d’extinction du religieux et du sacré dans nos sociétés occidentales ?
Il faudrait réfléchir sur cette notion du sacré. Qu’est-ce que nous mettons derrière ? Il peut y avoir du paganisme. Si je prends, par exemple, la Pythie à Delphes : ça fumait, elle disait des paroles énigmatiques, personne ne comprenait rien mais tout le monde était saisi. Ça c’est ce que j’appelle du paganisme… Mais c’était du sacré ! Nous, nous ne sommes pas dans l’ordre du sacré païen mais plutôt du mystère. Je préfère donc employer cette notion de mystère : dans la liturgie chrétienne, il faut garder ce terme. Si c’est une liturgie horizontale, banale – on est tombé dans ce travers – et bien, les gens n’iront plus à la messe. Il faut que la liturgie nous donne le sens de Dieu, du ciel, qu’elle ouvre une espérance.
Si c’est uniquement pour dire « on va célébrer ce que nous sommes en train de vivre » : il n’y a pas besoin de célébrer, on prend un whisky et ça suffit. C’est véritablement Benoit XVI qui m’a appris le sens, non du sacré dans la liturgie, mais du mystère. Il faut qu’on garde le mystère. Je vois bien que les gens disent souvent aimer le sacré : la messe en latin par exemple. Mais ce n’est pas du sacré, c’est du mystère : je peux célébrer en latin, il n’y a pas de problème, mais je la célèbre en français et c’est aussi mystérieux. C’est quelque chose qui doit nous dépasser. S’il n’y a plus de transcendance, cela n’a pas plus aucun sens.
Afin de poursuivre : cela ne vous a pas échappé, ces-dernières semaines ont été marquées par la venue du Saint Père à Marseille. Comment avez-vous reçu sa déclaration, répétée et confirmée, selon laquelle il entendait venir non en France mais « à Marseille » ?
Dans un premier temps, cela m’a un peu agacé parce que selon ma géographie, il me semblait que Marseille appartenait à la France. Et puis après j’ai essayé de comprendre ce qu’il voulait dire, à savoir qu’il était là pour les Journées Méditerranéennes et qu’il ne faisait pas une visite officielle en France. Je pense qu’il a quand même été un peu piégé car avec le recul désormais, quand vous avez 60 000 personnes dans un stade pour assister à une messe, qu’il y a 100 000 personnes sur le parcours, qu’il y a le Président de la République avec son épouse, que la Première Ministre est présente pour l’accueillir : ça s’appelle une visite officielle. Mais c’est comme ça, Dieu a de l’humour, je crois.
Son discours a été marqué par de nombreuses prises de position concernant notamment l’accueil des réfugiés. Est-ce que vous considérez qu’il existe une place pour une politique migratoire à la fois ferme et chrétienne, humaniste. Est-ce qu’il y a un espace de nuance qui laisse cette possibilité ?
Je pense oui, car c’est aussi le sens des discours du Pape. On n’attendait pas autre chose de lui : il n’allait pas dire laissez mourir vos frères en Méditerranée. Il était là pour dire une parole un peu prophétique. Il est vrai que cette question migratoire est urgente et va d’ailleurs s’accélérer ; il est possible que d’ici dix ans, avec le réchauffement climatique, l’Ethiopie ne soit plus qu’un désert. Où pensez-vous que tous ces gens vont partir ?
Je pense qu’il y a véritablement trois enjeux. Il faut d’abord se poser la question européenne : comment se fait-il que les milliards de subvention n’ont servi pratiquement à rien ? Et-ce qu’on n’aurait pas pu trouver une autre solution plus efficace à long terme ? Ensuite, il faut résoudre la problématique des passeurs qui ont une grande part de responsabilité. Enfin, on voit la difficulté de l’Europe et celle de l’intégration commune ; j’ai toujours pensé qu’on a voulu construire l’Europe d’un point de vue économique alors qu’il aurait fallu l’édifier en partant de ses valeurs. Résultat : aujourd’hui on ne voit que ce que ça coute et comment on va organiser la façon de fermer nos frontières, alors même que nous avons besoin de l’immigration !
La question fondamentale c’est donc : si on accepte des migrants, quel système allons-nous mettre en place pour les intégrer ? Si c’est seulement pour les parquer à la Villette, cela ne sert à rien si ce n’est de faire progresser quelques partis politiques.

Vous avez déclaré dans les colonnes de Libération, percevoir la loi de 1905 comme étant « bien équilibrée ». Beaucoup de prédicateurs religieux voient en cette laïcité un obstacle à une mise en oeuvre idyllique du livre : vous non, pourquoi ?
J’ai dit ça moi ? (Rires) Oui je pense qu’elle est bien équilibrée et que l’Etat a raté ce rendez-vous avec les musulmans. Pourquoi ? La religion catholique est susceptible de rentrer dans un tel système alors que je ne pense pas que ce soit le cas de l’Islam qui a une forte dimension sociale. Cela explique d’ailleurs tous ces débats sur le costume, la place des femmes… C’est liée à une incompréhension de cette conception française de la laïcité.
Le Président Macron avait déclaré au Collège des Bernardins attendre quelque chose des chrétiens : je crains que nos actions ne s’inscrivent pas dans sa lignée politique, mais nous sommes des signes de contradiction. Je suis là pour dire sur tel ou tel sujet de société, comme avec la fin de vie : nous ne pouvons accepter cette loi mais nous proposons cela.
La loi de 1905, selon vous, n’est donc pas un obstacle à ce que devrait être un « bon croyant » ? Elle est compatible avec la pratique religieuse ?
Oui tout à fait. Elle me laisse toute ma liberté. L’Etat ne peut m’imposer de me faire piquer si je suis mourant ; je veux dire par là que ça régule le lien entre l’Eglise et la puissance publique. On a chacun son point de vue mais avouez par exemple la stupidité de cette polémique liée à la présence du Président et sa femme à la messe du Pape François. Précisément la loi de séparation permet ce genre de choses !
Il m’arrive de rencontrer des hommes politiques, je ne vais pas me mettre de l’eau bénite après parce que j’ai rencontré le diable (rires) : quand je rencontre ces gens, c’est pour travailler, oeuvrer ensemble. Dans les années qui ont suivi l’incendie, je n’ai d’ailleurs fait que ça, alors même qu’on ne partageait pas les mêmes convictions politiques et religieuses : on était réunis par un intérêt commun, remettre Notre Dame sur pieds. Mon rôle était donc vraiment d’être un homme de communion, d’être à l’intersection d’architectes, d’artisans, de pompiers, de médias…
Un autre élément d’actualité concerne le deuxième anniversaire, ce 5 octobre 2023, de la remise du rapport Sauvé sur les abus sexuels dans l’Eglise, et qui avait été commandé par la Conférence des Evêques de France. Où en est aujourd’hui la prise en compte de ces violences ?
Cela a été un véritable tsunami. Un véritable drame. Il n’y aurait eu qu’une victime et un salaud c’était déjà trop. Moi j’accompagne un jeune qui a été victime et je peux donc dire les désastres que ça provoque chez un homme qui a aujourd’hui 30 ans et qui a été abusé à 15 ans. Je vois donc bien l’horreur de ces abus sexuels.
Aujourd’hui je sais qu’ont lieu les discussions liées aux réparations financières. Mais vous voyez, on pourra leur donner 1 ou 2 millions cela n’enlèvera pas la blessure. Je pense que le travail de l’Eglise c’est l’accompagnement spirituel pour eux. Quand ce jeune est venu me voir, c’était incroyable car si cela m’était arrivé, je pense que je n’aurais jamais eu la même démarche. L’accompagnement prend beaucoup de temps mais c’est aussi le travail d’un prêtre : certes je ne suis pas psychiatre, mais je suis aussi présent pour redonner un peu d’espérance, essayer modestement d’apaiser la blessure, ne pas justifier le comportement.
Venons-en maintenant à un débat plus théologique. La foi catholique suppose que l’Homme bénéfice d’une liberté totale en venant au monde, ce qui peut l’amener à faire tantôt le bien, tantôt le mal. Parallèlement à ce postulat, il y a des prophéties, comme celles de la Vierge à Fatima, qui semblent préfigurer des choix mauvais des sociétés, des « destructions de Nation ». N’y-a-t-il donc pas un hiatus à considérer que Dieu offre la pleine liberté aux Hommes, y compris la possibilité de réaliser le bien, tout en sachant que peu importe leurs actions, le monde terrestre finira condamné ? Est-ce qu’il n’y a pas là un paradoxe ?
Nous participons de la liberté divine : dans la religion catholique, Dieu nous crée à son image et à sa ressemblance (Genèse 1 ; 27). Cela veut dire que la liberté, que ma liberté a une dimension divine : j’ai donc une liberté de faire le bien. Pourquoi aurais-je une liberté de faire le mal ? On dit ça car on est touché par le péché. Si je prends l’exemple de la Vierge Marie, elle est immaculée et ne pouvait donc faire que le Bien.
L’Homme, par définition, comme il participe de la liberté de Dieu, est là pour faire le Bien. Il n’empêche que quelque chose est cassé en nous. Comme dit Saint Paul dans l’épître aux Romains : « Comment se fait-il que je n’arrive pas à faire le Bien que je voudrais faire et que je fais le Mal que je ne voudrais pas faire ? ». La question c’est que la volonté est blessée : ainsi, je veux mais ne veux pas vraiment.
Votre question concerne en réalité le mystère du Mal. Est-ce que j’ai été créé pour être sur Terre ? Selon moi, nous ne sommes que des pèlerins : la Terre n’est qu’un passage. Ce qui est embêtant c’est qu’on est actuellement en train de détruire ce point de passage; que ce soit avec l’environnement ou les guerres. Dans la Genèse, vous tournez trois pages et vous avez Caïn et Abel : Abel est un saint doux gentil et Caïn, le salopard, jaloux, haineux, qui va tuer son frère. Comme dirait Saint-Augustin dans la Cité de Dieu : vous avez entremêlées, la cité de Dieu et la Cité des Hommes. Notre monde aujourd’hui est entremêlé de tout ce qui est beau et grand et de tout ce qu’on entend dans l’actualité.
=> VOIR AUSSI : « Le devoir de bonheur ; ou faut-il souffrir pour être heureux ? » par Pascal Brucknet
Centrons désormais la foi, essayons de l’ancrer dans le Droit. Un constat de premier ordre et purement homonymique c’est que l’expression de « bonne foi » – bona fides en latin – que l’on retrouve dans une multitude de branches du droit, renvoie à l’attitude qu’a un individu d’agir de façon honnête, sincère, en cohérence avec la croyance qu’il a de la conformité d’une situation au droit. Dans la religion, on sait, sans aléser les principes théologiques, qu’un individu qui a la foi doit schématiquement être bon.
Est-ce qu’en dépit de la distinction entre morale et droit, malgré quelques affinités, la foi étant par essence morale si l’on se réfère à Kant (cf Critique de la raison pure, Dialectique V) il ne faudrait pas penser que la foi a éclairé le droit et qu’elle a pour mission de continuer à le faire ?
De bonne foi… Vous qui êtes dans le droit, si un jour vous êtes avocat, j’imagine que vous allez essayer d’avoir les gens qui vont parler de bonne foi. En théologie, on ne va pas parler de bonne foi mais seulement de foi. La foi, n’est pas la morale. On en a trop souffert jusqu’à réduire l’Evangile à des valeurs morales. La foi c’est tout quitter pour suivre le Christ et pas simplement d’être sympathique, d’aider son prochain : ça ce sont les conséquences. Il faut remercier Kant pour ça : avec lui, on est tombé dans une morale de l’interdit et de l’obligation. Et là, on est dans le juridisme : c’est interdit ou c’est permis.
La foi c’est une morale du bonheur, c’est différent.
La foi c’est une morale du bonheur, c’est différent. Vous ne pouvez pas la mettre dans un cadre juridique ; c’est vrai que c’est plus simple de cocher, d’avoir un Décalogue. Et c’est d’ailleurs pour ça que le Pape n’est pas compris : lui qui est jésuite, est du côté des Saint Augustin et Thomas d’Aquin et se considère « en chemin ». Or ce ne sont pas l’interdit et l’obligation qui vont aider à me construire. On se construit à partir de l’action bien faite qui va progressivement me faire avancer vers le bien et donc vers le bonheur.
Kant a vraiment bloqué cette théologie morale ce qui fait qu’on en est resté au Décalogue : on a oublié qu’il y avait Matthieu 5-7, c’est-à-dire tout ce qui est de l’ordre de la loi nouvelle qui est une loi de liberté. Le Christ a commenté le Décalogue : il n’a pas enlevé un iota mais a changé l’interprétation étriquée des Pharisiens qui faisaient porter des fardeaux à des gens qui ne pouvaient les supporter.
C’est vrai que la loi nouvelle est moins sécurisante que le décalogue. Chez les jansénistes on nous transmettait une vision mathématique où on cochait ce qu’on avait fait : à la fin du Carême on était satisfait en fonction de notre score. Or dans la loi de liberté c’est totalement différent. Je pense que c’est vraiment dommage de réduire la foi à quelque chose d’étriqué ; d’où notre incompréhension face au discours du Pape qui nous dit « qui suis-je pour juger ? ». Je ne voudrais donc pas que la foi soit réduite à un aspect juridique, il faut qu’elle dépasse celui-ci.
L’agencement du droit au fil des siècles, notamment avec les racines chrétiennes de l’Europe qu’on a évoquées au sujet du choix politique des fondations qui ont permis l’Union Européenne et auxquelles a été consacré le 25e cycle des juristes « Droit, Liberté et Foi » montre que la foi entretient cette liaison forte avec la tradition civiliste grâce à l’intégration historique qu’il y a pu avoir des racines judéo-chrétiennes (Denis Baranger, Penser la loi). Hobbes évoque lui-même des lois naturelles dans son Léviathan dans un chapitre d’ailleurs intitulé « De la cité chrétienne ». Même si on ne retient pas tout à fait le modèle de l’Etat qu’il développe, c’est actuellement cette vision qui subsiste malgré quelques mutations historiques. Mode de compréhension du monde, simple curiosité intellectuelle ou levier politique : que diriez-vous s’agissant de l’Histoire, vous qui en êtes passionné ?
Je partirai d’abord de la théologie de l’histoire. On peut réduire l’Histoire à 2000 ans de christianisme par exemple : ça c’est un temps donné. Or, quand on croit que Dieu est le créateur du monde, donc le maître de l’Histoire : on entre dans une autre dimension. En envoyant son fils dans le monde, le maître de l’Histoire entre dans ce monde et va donner sens à celle-ci.
L’incarnation est donc un point important pour comprendre le mystère même de l’Histoire : ce n’est pas une simple succession de faits. Il y a une autre dimension et il faudrait donc se méfier de ne pas réduire l’Histoire à un éternel recommencement : il faudrait avoir une philosophie de l’Histoire, relire des gens comme Henri-Irénée Marrou qui se posait la question du sacré dans l’Histoire.
Ainsi, que répondez-vous à des gens, comme Marguerite Duras en son temps, qui prônent l’« oubli de l’Histoire » ?
Je suis là peut-être un peu marqué par l’une des personnes avec qui j’ai sûrement le plus travaillé : le Cardinal Lustiger. Il disait toujours : « il faut faire mémoire ». Il faut qu’on fasse mémoire de l’Histoire dans la mesure où on ira de l’avant seulement en interrogeant le passé.
Ce n’est pas de la nostalgie. Mais face à une situation, il faut questionner le comportement des Anciens et rebondir là-dessus pour aller de l’avant. En revanche, supprimer la notion de passé ou même de culture, cela me parait être une erreur. « La culture c’est ce qui fait une nation » pour reprendre les mots de Saint Jean-Paul II à l’Unesco. Vous enlevez la culture, il n’y a plus de nation. Sans culture, il n’y pas de nation.
Je suis allé une fois en Jordanie et l’évêque me disait : « Tous nos jeunes s’en vont et donc ils ne connaissent plus la liturgie. Elle va donc mourir puisqu’on ne saura plus chanter, on n’aura plus de transmission. C’est la fin de notre Eglise ». On pourrait avoir les mêmes paroles concernant la culture. Moi qu’est-ce que je vais transmettre ? Les histoires, ce que les Pères ont fait pour comprendre le présent et construire l’avenir. Je crois beaucoup en ce mouvement mais je sais que ce n’est pas un avis qui fait l’unanimité. Certains disent que parce que c’est du passé, ce serait mauvais : c’est curieux ce raisonnement. Il ne faut pas renier ce qui vous a façonné car nos Anciens ont beaucoup apporté : si je suis là aujourd’hui c’est parce qu’ils ont construit ce monde, cette histoire, cette littérature…
Le problème aujourd’hui, ce qui explique la violence, c’est la non-transmission de cet héritage. Ne pas transmettre c’est former des barbares.
Après l’Histoire, la Littérature, le Droit, interrogeons la philosophie… Partons de la phénoménologie, ce courant ayant bouleversé la pensée et le cours de la philosophie en raison de ce sur quoi il est construit ; l’analyse du phénomène tel qu’il se donne à voir. Emmenée par Husserl, Heidegger et bien d’autres, elle intrigue dès le début et est sévèrement critiquée par crainte qu’elle ne s’intéresse qu’à l’empirisme des évènements. Il ne s’agit pas de la phénoménologie de l’esprit, ouvrage majeur d’Hegel et de sa célèbre dialectique mais de la phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty, de la conscience qu’a le sujet qui perçoit un phénomène, c’est la primauté de l’objet en tant que permanence dans l’analyse.
Face à cette école de pensée phénoménologique de l’athéisme et plus contemporaine, une autre subsistait auparavant, celle d’un existentialisme chrétien alors représentée par Soren Kierkegaard, Blaise Pascal ou encore Berdiaev. La foi étant aussi un phénomène mystérieux, pensez-vous que l’essor de la phénoménologie de la perception a été problématique pour le christianisme ou bien au contraire a-t-elle contribué à l’expliquer, à en produire peut-être même une expansion ?
Je pense que toutes les philosophies existentialistes mais aussi la phénoménologie ont un rôle à jouer pour provoquer la foi avec la raison. On renvoie là encore à Benoit XVI. J’ai récemment animé un groupe de réflexion sur la pensée d’Heidegger et les chemins qui ne mènent nulle part : j’essayais de porter une voix consistant à dire que la foi était un chemin qui amenait à un endroit. La philosophie est majeure en ce qu’elle est un outil qui interpelle ma foi et contribue à alimenter la vision que les Hommes ont du monde. C’est ici ce qu’il faut comprendre. C’est véritablement dans cette philosophie que l’on confronte la foi, qu’on l’approfondit. Cela mène à la théologie.
Dans nos études juridiques, l’enracinement est une notion régulièrement mobilisée pour expliquer les racines du Droit. Est-ce vous pensez qu’on peut aller jusqu’à parler d’une religiosité de la discipline ?
Lorsque j’étais aumônier au dépôt à côté du Palais de Justice – où Marie Antoinette a d’ailleurs été mise en cellule – j’allais célébrer la messe hebdomadairement aux religieuses qui gardaient les lieux. Un jour, alors que c’était le Vendredi Saint, je pensais naïvement que tout était fermé ; elles m’ont appris qu’on continuait à juger ! Je me suis dit qu’il fallait faire venir les juges, l’assistance… Elles ont l’audace d’aller les voir et résultat on a fait un chemin de croix avec les magistrats, les prisonniers, l’huissier de service, le flic qui était là… De là est né un groupe d’avocats mais aussi de magistrats, qui ne s’entendaient naturellement pas.
Ces gens là étaient émus par la foi et ne mettaient pas leur métier d’un coté et le reste de l’autre. Je dirais donc qu’il y avait comme une religion et non une religiosité : ils avaient toujours le souci de la justice, de la vérité, de la proportionnalité de leurs actions…
J’entends des gens dire « de toute façon il n’y a pas de justice en France ». On ne peut pas dire cela : j’ai vu des gens animés d’une réelle humanité et qui se posaient des questions quant à l’utilité de la sanction, la capacité de juger un Homme… Pour ma part, j’en aurai été incapable.
=> VOIR AUSSI : Dario Mantovani, juriste historien : “Le droit étant un savoir construit, il se nourrit de tous les champs culturels qui l’entourent”