Au début du mois de septembre 2023 s’est tenue la 49ème édition du festival du cinéma américain de Deauville dans des circonstances tout à fait particulières. En effet, depuis le premier mai, Hollywood est paralysé par une grève menée par les scénaristes ainsi que les acteurs. Les revendications des syndicats SAG-AFTRA et WGA portent à titre principal sur une plus grande transparence des plateformes de streaming et sur la réglementation du recours à l’intelligence artificielle (IA). Ce mouvement social invite à une réflexion outre-Atlantique sur d’éventuelles réformes du droit de la propriété intellectuelle.
Une grève jumelle à celle de 1960
En 1960, une première grève de cette nature a été déclenchée à Hollywood en raison de la démocratisation d’un autre outil technologique: la télévision. En effet, entre 1950 et 1960, le taux de foyers américains équipés de cet appareil est passé de 9% à 90% selon la Library of Congress. En conséquence, les spectateurs n’étaient plus obligés de se déplacer dans les salles de cinéma pour visionner des films. La situation était favorable aux studios qui pouvaient revendre les droits de films destinés à la rediffusion sur le petit écran tandis que les scénaristes et acteurs, eux, ne pouvaient profiter de ce changement de paradigme. Afin d’obtenir une rémunération plus équitable, ils se sont mobilisés sous l’impulsion de Ronald Reagan, alors président de la SAG.
La grève s’est achevée avec l’obtention d’indemnités résiduelles, une rémunération supplémentaire des scénaristes et acteurs pour la rediffusion de leur contenu. Actuellement, les syndicats souhaitent étendre ces indemnités résiduelles aux œuvres mises en ligne sur les plateformes de streaming.
Un bras de fer entre cinéastes et plateformes concernant la mise en place de nouveaux droits résiduels
Une des revendications des syndicats d’acteurs et de scénaristes est la création d’une rémunération complémentaire en fonction du nombre de visionnages de leurs œuvres sur les plateformes de streaming. Or, elle ne peut être instaurée en raison de leur manque de transparence actuel. En effet, ces dernières refusent de rendre publiques les données de visionnage, ce qui ne permet pas de rémunérer les scénaristes et acteurs en fonction du nombre de vues.
Outre ces revendications, l’élément déclencheur de la grève menée à Hollywood est le recours accru à l’IA et la régulation – ou l’absence de régulation – de cet outil.
Le monde de la propriété intellectuelle bouleversé par le recours à l’IA
Les syndicats d’acteurs et de scénaristes ne dénoncent pas seulement l’IA en raison du risque du remplacement de l’humain par la machine, bien que cela soit également un sujet capital de cette grève. C’est aussi parce que le recours à l’IA menace leur droit de propriété qu’il est décrié.
En effet, l’IA ne crée pas des œuvres cinématographiques de toutes pièces. Son fonctionnement repose sur l’accumulation d’informations et de contenus préexistants pour concevoir un film qui en est inspiré. Dès lors, la question se pose de la rémunération des artistes dont les œuvres ont inspiré un contenu en partie crée par l’IA. Or, cela est impossible : cette technologie est capable de créer du contenu mais ne parvient pas à expliquer le processus de conception ni à faire l’inventaire des œuvres qui l’ont inspiré.
Une autre question majeure est soulevée par le recours à l’IA dans le milieu artistique: celle de savoir s’il existe un droit de propriété intellectuelle pour les « œuvres » créées en totalité par une IA. Par une décision du 18 août 2023, le tribunal de Washington a donné des premiers éléments de réponse. Les juges ont approuvé le Copyright Office d’avoir refusé d’allouer des copyrights au concepteur d’une IA pour l’image qu’elle a généré (A Recent Entrance To Paradise) en ce que cela serait non-conforme à la législation américaine qui ne protège que le travail intellectuel « fondé sur les pouvoirs créatifs de l’esprit humain ». Ainsi, la menace du remplacement de l’humain par la machine dans le milieu artistique est à relativiser. Selon Alexandre Patchulski, scénariste et docteur en informatique, la création artistique consiste à faire valoir à point de vue, or, l’IA n’a pas de point de vue: elle ne fait que s’inspirer d’œuvres créées par l’humain. La sphère artistique ne pourrait alors être conquise par l’IA.
=> LIRE AUSSI : Quand Fritz Lang s’opposait à la peine de mort : regard de juriste sur le film M le Maudit
Les effets de la grève en France
La grève actuelle affecte le milieu du cinéma en France à plusieurs égards. En premier lieu, les productions américaines constituant la majorité des entrées des salles de cinéma, une pénurie de films hollywoodiens pourrait affaiblir encore davantage une industrie qui bat de l’aile.
En outre, elle suscite une réflexion sur la manière de réguler l’IA. La SACD (Société des Auteurs et Compositeurs Dramatiques) a proposé une série de mesures à cet effet dans un communiqué intitulé « Pour une intelligence artificielle au service de la création, des auteurs et respectueuse de leurs droits ». Parmi elles, une obligation de transparence qui consisterait à informer les spectateurs lorsqu’une œuvre a été créée en tout ou en partie par une IA ou encore la reconnaissance d’un droit pour les auteurs de refuser que leurs œuvres soient utilisées à des fins d’inspiration par une IA.
Un certain nombre de mesures ont déjà été prises à l’échelle nationale, de nature à attiser l’envie des cinéastes américains. Alors que ces derniers militent en faveur de la création de droits résiduels concernant le contenu mis en ligne sur les plateformes de streaming, la SACD les a dores et déjà instauré.
Enfin, compte tenu de l’ampleur des enjeux en cause, l’Union Européenne s’est emparée du sujet. L’intelligence artificielle est sur l’agenda politique de la Commission depuis quelques années, en témoigne le dépôt d’une proposition de règlement en avril 2021.
Au-delà des projets de régulation en cours, la question est avant tout éthique. Quel est le cinéma que l’on souhaite voir et soutenir? Souhaite-on faire de l’IA le moteur de notre divertissement ou demeure-t-on attaché à la création humaine? Peut-on être ému devant un film conçu par une machine? Il appartient à chacun de s’y interroger.
=> LIRE AUSSI : « Je ne suis pas Michel Bouquet » : une génération n’a-t-elle vraiment rien à apprendre à une autre ?