Anne Sinclair débute sa carrière de journaliste à Europe 1 en 1973, prend les commandes de l’émission 7 sur 7 de 1984 à 1997 sur TFI puis devient directrice éditorialiste du Huffington Post de 2012 à 2019. Dans cet entretien, elle revient sur sa longue carrière de journaliste et sur la vision qu’elle a de ce métier aujourd’hui.
Vous avez été licenciée de droit et diplômée de l’IEP de Paris. Une fois vos diplômes en poche, vous vous tournez directement vers le journalisme en commençant votre carrière à Europe 1 en 1973. Pourquoi avoir choisi cette voie ? D’où vous est venue cette passion pour le journalisme ?
« Cela m’est venu très tôt, dès l’âge de 10 ans, en écoutant à la radio les reportages sur ce qu’on appelait à l’époque “les évènements d’Algérie” et qu’Europe 1 appelait la Guerre d’Algérie. Je trouvais qu’il était formidable d’avoir un métier qui donnait à voir et à comprendre les évènements du monde et c’est cela qui m’a passionnée. Au fond, j’ai réalisé un rêve d’enfant ».
Qu’est-ce que cela représentait pour vous d’être une femme dans un milieu journalistique composé essentiellement d’hommes dans les années 70-80 ? Avez-vous eu l’impression de briser un plafond de verre en prenant les commandes de 7 sur 7 ?
« A l’époque, quand j’ai commencé, il y avait des femmes journalistes mais dans des domaines qui étaient plus généralement perçus comme réservés aux femmes : la santé, l’éducation au mieux et sinon la mode. C’était des sujets dits féminins. Les sujets régaliens comme la politique, la politique étrangère ou l’économie, étaient réservés aux hommes au sein des radios et télévisions. Quand je suis devenue journaliste dans ces domaines-là, c’était assez inédit et presque une chance puisqu’on n’était pas très nombreuses à avoir ce profil-là.
Néanmoins, je trouve que les choses ont changé au fur et à mesure, les années ont passé, mais le vrai tournant est arrivé au moment de la 1ère guerre du Golfe, au début des années 1990, là où les femmes sont devenues reporters de guerre. Des femmes dans un métier d’homme c’était vraiment très nouveau et elles avaient, sur les champs de bataille, souvent plus de courage et d’envie de travailler que des hommes. C’est à ce moment que je me suis dit qu’on était vraiment, dans l’exercice du métier, arrivé à une certaine parité. Je ne parle bien évidemment pas de la parité dans la direction des rédactions. Quoi qu’il en soit, actuellement, que l’on soit homme ou femme, cela n’a plus d’importance, ce qui n’était pas le cas quand j’ai commencé ».

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Quelle émission de 7 sur 7 vous a le plus marquée ?
« J’ai été très marquée par des émissions de politique étrangère, notamment celle avec Gorbatchev réalisée sur place au moment où l’Union Soviétique s’effondrait. J’ai également été très marquée par mes entretiens avec le chancelier Khol, Bill Clinton ou le roi du Maroc. Il y a eu également certaines émissions de politique intérieure qui ont eu beaucoup d’écho, comme celle avec Jacques Delors qui renonce à être candidat, ou François Mitterrand. Enfin, je tiens à dire que j’ai beaucoup aimé certaines émissions plus culturelles avec des écrivains, des artistes ou des prix Nobel. J’ai trouvé cela très intéressant et valorisant ».
Quel regard portez-vous sur l’évolution du métier de journaliste et la qualité des émissions politiques actuellement ?
« Je trouve qu’aujourd’hui la politique est partout. Quand je faisais de l’interview politique, elle était plus théâtrale et stratégique. La parole politique était assez rare et actuellement, elle s’est beaucoup banalisée. Banalisée parce qu’il y a de la politique partout mais aussi parce qu’aujourd’hui, la parole politique, sauf dans le cadre électoral et d’interviews longues, est une affaire de trois minutes sur un sujet demandant une réponse très courte. La parole publique s’est un peu défraîchie. Moi, ce que j’aimais faire, c’était prendre du temps. Le temps long est important en politique pour laisser au politique la possibilité d’exprimer une vision. Aujourd’hui, peu d’émissions le font… ».
Comme avant finalement… Les émissions politiques étant assez rares, on pourrait dire qu’elles étaient en quelque sorte sacralisées…
« Oui exactement, c’était plus sacralisé, plus rare et surtout plus attendu. D’abord parce qu’il y avait moins de canaux d’information. Entre 3 et 6 chaînes à l’époque où je travaillais. Maintenant, il y en a des centaines, sans compter les réseaux sociaux, les chaînes d’information en continu… Les canaux sont plus nombreux et la parole politique s’est multipliée et par là-même un peu dévalorisée ».
Que pensez-vous des critiques mettant en évidence le fait que certains médias ont pu influencer le vote des français durant la campagne présidentielle notamment en mettant l’accent sur certains candidats ou sujets devenus omniprésents durant cette campagne ?
« Le problème des médias c’est qu’ils sont vendeurs. Ils veulent vendre de l’audience. Les chaînes de télévision sont avides d’audience pour des raisons économiques ou prestigieuses. Quand on fait intervenir certains politiciens sur des plateaux de télévision, la volonté de faire l’audience n’est jamais très loin, ce que je désapprouve ».
Si vous avez consacré la majeure partie de votre vie au journalisme, vous vous êtes également tournée vers l’écriture. Pour vous, est-ce qu’écrire La rafle des notables était un devoir de mémoire ?
« Oui, enfin écrire La Rafle des notables était pour moi une sorte d’incuriosité, c’est-à-dire que je m’étais contentée d’un récit familial sans savoir vraiment ce qui était arrivé à mon grand-père et j’ai voulu aller un peu plus loin. Même si, sur mon grand-père, je n’ai pas appris grand-chose, il a été non pas un prétexte mais une sorte de fil rouge pour rendre hommage à ceux qui ont payé de leur vie et qui ont souffert de la première rafle qui a donné lieu aux premières déportations des Juifs de France ».
Vous exprimez par ailleurs une crainte dans votre livre, celle du négationnisme et du révisionnisme.
« Il y a des livres qui luttent bien mieux que moi contre le négationnisme, notamment celui de Laurent Joly, Zemmour et la falsification de l’Histoire. Tous les historiens sérieux font consensus aujourd’hui pour dire que l’interprétation de Zemmour sur le maréchal Pétain et les Juifs français est totalement fausse. Il faut faire attention aux fake news.
Prenons l’exemple de l’Ukraine : ce qui me frappe concernant l’information c’est qu’aujourd’hui extrêmement peu de monde a des doutes sur les atrocités commises par les Russes en Ukraine mais comme les Russes démentent ces massacres et font courir leur vérité, à chaque fois que les atrocités commises sont évoquées par les médias, les deux points de vue sont exprimés. C’est ce que Jean Luc Godard appelait l’objectivité : “5 minutes pour Hitler et 5 minutes pour les Juifs“. C’est la stratégie de Poutine, instaurer une deuxième version concernant les massacres à Boutcha alors qu’il n’y a pas deux versions d’une réalité. C’est cette stratégie que Zemmour utilise : instaurer le doute sur des vérités historiques qui normalement ne se discutent pas ».
Au vu de votre histoire familiale, notamment celle de votre grand père Léonce Schwartz, quel a été votre sentiment lorsque la presse a révélé la relation que François Mitterrand, que vous avez côtoyé, entretenait avec René Bousquet ?
« Cela a été une sorte de coup de tonnerre. Non pas qu’il ait été vichyste dans sa jeunesse mais qu’il ait maintenu ses liens avec des hommes issus de la collaboration et notamment René Bousquet. C’est cela qui a été pour moi une sorte de cataclysme et de révélation. On peut reconnaître aux hommes le droit de changer : il y a des anciens trotskystes qui se sont « normalisés » par exemple. On peut évoluer mais le problème de Mitterrand c’est qu’il avait maintenu les liens avec des hommes accusés d’actions nuisibles à la France. Le problème ce n’est pas les liens qu’on pouvait avoir pendant une période trouble, même s’ils sont discutables, mais les liens qu’on peut maintenir après, avec la connaissance qu’on a de la période ».
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Revenons au journalisme. Aujourd’hui, au regard de l’évolution de ce métier, le choisiriez-vous à nouveau ?
« Pour tout vous dire je ne sais pas. Je crois qu’il a beaucoup évolué. Ce qui me passionne toujours c’est d’essayer d’expliquer et de rendre compte, mais surtout d’essayer de donner des clés sur ce qui se passe dans le monde. Si c’est cela la vocation du journalisme, alors je le referai volontiers. Mais je pense qu’il y a aujourd’hui des difficultés inhérentes au métier qui sont la rapidité, l’économie, l’argent. Peu de temps est consacré aux enquêtes car la presse est pauvre et les chaînes de télévision n’ont pas le temps de faire des enquêtes préférant alors se tourner vers le reportage ou des interviews sur plateau.
Lorsque les journalistes ont l’opportunité de pouvoir faire une enquête, cette dernière est malheureusement rapide et pas forcément très aboutie faute de budget. Le métier est devenu de plus en plus compliqué donc aujourd’hui, je ne sais pas si je le referais, même si la matière m’intéresse toujours. Je suis intéressée par la vie de la cité, la res publica, mais il est hélas de plus en plus difficile d’exercer ce métier ».
Vous le dites et redites dans vos Mémoires, vous êtes une femme de gauche. En tant que journaliste, quelle analyse pouvez-vous faire de la gauche actuellement ?
« Je pense que la social-démocratie à un coup dans l’aile. Elle n’existe plus sur le terrain politique, au niveau national bien sûr. Elle doit se réinventer. Entre l’écologie qu’elle a essayé de rattraper mais qu’elle n’a pas su capter et les aspirations identitaires qu’elle n’a pas su combattre, la gauche social-démocrate a sérieusement besoin d’un examen de conscience et d’un renouveau idéologique.
Actuellement, la gauche a déjà subi un double mouvement. La gauche réformiste est allée vers le centre et la gauche plus radicale a pris de l’ampleur. Cela dit, le score de Jean Luc Mélenchon n’est pas qu’un score d’adhésion mais aussi un score de stratégie. Il n’empêche que la gauche s’est radicalisée, bien sûr, mais c’est un phénomène plus français qu’international car la gauche social-démocrate existe en Espagne, au Portugal, en Allemagne… Il n’y a qu’en France où elle n’a pas su, sans doute, se renouveler ».