Corinne Lepage : “Il n’est pas besoin d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer”

Cette semaine, la revue du Collège de droit propose le deuxième numéro de sa série d’été consacrée à des acteurs inspirants du monde juridique français. Cette série a pour vocation de faire découvrir des parcours de vie passionnants à tous types de lecteurs, juristes ou non. Pour ce deuxième portrait, Corinne Lepage a généreusement accepté de répondre en exclusivité aux questions du Courrier.

À quel âge le droit est arrivé dans votre vie ? Quel souvenir en gardez-vous ?

« J’ai commencé à m’intéresser au droit en première année de Sciences-po à 17 ans. J’y suivais en réalité les cours en raison de mon intérêt pour la science politique et, je n’ai vraiment compris ce dont il s’agissait que l’année suivante lors de ma première année de droit à Assas. »

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Vous avez obtenu un DES de droit public de l’université Paris II Panthéon-Assas, quel souvenir gardez-vous de la faculté de droit et des enseignements donnés ?

« J’ai fait en même temps mon DES droit public et mon DES science politique. Je travaillais depuis plusieurs années pour financer mes études et la faculté de droit était un moment de bonheur pour moi dans la mesure où je pouvais faire de la doctrine. De plus, j’ai eu la chance d’avoir des professeurs formidables. Je pense en particulier à Prosper Weil qui avait une vision du droit administratif toujours originale et avec qui j’ai eu l’immense chance et l’honneur de pouvoir faire ma thèse. »

Vous avez rejoint le cabinet d’avocat Huglo, premier cabinet spécialisé dans le droit de l’environnement, trois ans après votre prestation de serment en 1978. Pourquoi avoir emprunté si tôt cette voie ? 

« En réalité, j’ai commencé à travailler en 1972 auprès d’un avocat au conseil d’État et à la Cour de cassation qui m’a appris mon métier. J’ai passé mon CAPA en 1974 et ai prêté serment après avoir mis au monde ma fille en juin 1975. Les hasards de la vie ont fait que j’ai rencontré Christian Huglo au début de l’année 1977 alors que je voulais avoir du temps pour faire ma thèse en même temps qu’il me fallait gagner ma vie. Il m’a proposé de sous-louer un bureau dans son cabinet ce que j’ai fait tout en traitant des dossiers pour des avocats au conseil d’État et à la Cour de cassation. Très vite, nous avons travaillé ensemble et il a accepté de créer avec moi le cabinet Huglo Lepage le 1er janvier 1978. »

En 1978, vous avez défendu les communes bretonnes sinistrées après la marée noire provoquée par le naufrage du pétrolier Amoco Cadiz. L’affaire a été jugée par la justice américaine à Chicago et a duré près de quinze ans. Quel souvenir gardez-vous de ce périple judiciaire ? 

« Il faut rendre à César ce qui est à César. Le dossier Amoco-Cadiz est un dossier qui a été confié à Christian Huglo qui avait déjà une très forte notoriété à l’époque. Je l’ai secondé. J’ai le souvenir de l’immense responsabilité que nous avons prise en septembre 1978, nous très jeunes avocats (j’étais encore avocat stagiaire même si Christian avait déjà de l’expérience) d’emmener 90 communes, deux départements et des milliers de personnes dans une aventure américaine dont nous ignorions au départ si elle serait couronnée de succès. Ce procès a été une formidable école de droit et de vie. Nous avons gagné grâce à la ténacité et à la vision de la procédure qu’avait Christian Huglo. »

Avec l’affaire Amoco Cadiz, vous vouliez faire évoluer la jurisprudence aux États-Unis en rendant responsable la maison-mère d’une firme pour les agissements de ses filiales. Vous avez obtenu gain de cause. Aujourd’hui, considérez-vous que cette affaire a eu d’autres répercussions juridiques ? 

« C’est une affaire majeure pour le droit de l’environnement et le droit international. C’est le seul dossier jusqu’à présent qui a été gagné en matière de pollution aux États-Unis contre une société américaine par des étrangers. C’est une vraie victoire de David contre Goliath avec toutes les conséquences psychologiques et politiques qui s’y attachent. Cette affaire a révolutionné l’organisation du transport pétrolier puisque les sociétés pétrolières se sont débarrassées de leur flotte dans la mesure où elles en étaient désormais responsables. Enfin, si le préjudice écologique n’a pas été réparé, ce n’est pas parce que le juge l’a refusé mais simplement parce que le droit français ne le prévoyait pas à l’époque et qu’il n’y avait plus de traces de pollution 14 ans après. »

L’affaire Amoco Cadiz fut très médiatisée et a fortement marqué l’opinion. Considérez-vous la médiatisation des procès liés aux dommages écologiques nécessaire ? Ces procès sont-ils utiles à l’évolution de la conscience écologique ? 

« Les procès écologiques ont probablement été les actes les plus utiles à l’évolution de la conscience écologique. En effet, le droit international progresse très lentement et les considérations économiques l’ont jusqu’à présent toujours emporté sur les considérations écologiques. Avec Christian Huglo, nous avons eu la chance de pouvoir défendre de très nombreux procès phares concernant l’environnement et la santé environnementale. Aujourd’hui, avec les procès de justice climatique que nous menons, avec les procès concernant les pesticides, nous continuons de faire bouger les choses. »

En 2007 vous avez pris part au procès Erika jugeant le naufrage du pétrolier éponyme qui a causé une marée noire au large des côtes bretonnes. Comment avez-vous vécu ce procès près de vingt après l’affaire Amoco-Cadiz? A-t-il été révélateur d’une évolution de l’appréhension juridique des questions environnementales ou au contraire d’un certain retard ? 

« J’ai pris en main le procès Erika en 1999 et notre cabinet l’a mené du début à la fin ce qui n’est évidemment pas le cas de ceux qui ne sont arrivés que pour l’audience devant le tribunal de grande instance. Ce procès aurait pu ne jamais avoir lieu tant a été  forte la volonté de l’État de vouloir l’enterrer. Nous avons dû à la qualité du travail et à la ténacité du juge d’instruction Madame de Talancé de pouvoir avoir une procédure qui arrive à son terme. Beaucoup de choses se sont gagnées avant l’audience devant le tribunal de grande instance. Il faut bien comprendre que le procès Erika est d’une certaine manière la suite du procès Amoco. En effet comme indiqué ci-dessus, à la suite du procès Amoco, les compagnies pétrolières ont vendu leur flotte à des armateurs de qualité extrêmement variable. Dans le même temps, elles ont obtenu une modification de la convention internationale sur la responsabilité des pollutions de mer par hydrocarbures pour tenter de mettre les affréteurs – qu’elles étaient devenues- hors de tout risque de responsabilité. Il y avait donc un vrai risque que Total affréteur voit sa responsabilité pénale engagée mais sa responsabilité civile dégagée. C’est du reste ce qu’il s’est passé avec l’arrêt de la cour d’appel de Paris. La Cour de cassation l’a cassé pour retenir la responsabilité totale du fait de l’imprudence grave qui avait consisté pour cette société à ne pas respecter les propres règles de vetting (c’est-à-dire de contrôle) qu’elle s’était fixée. Mais, ce risque m’a conduit à chercher un autre fondement juridique à la responsabilité civile de Total que j’ai trouvé dans la législation sur les déchets. J’ai fait juger par la Cour de justice de l’union européenne, et c’est probablement un arrêt aussi important que celui de la Cour de cassation, voire plus, que lors d’un accident comme celui de l’Erika, l’affréteur peut être responsable au-delà du plafond de garantie du FIPOL s’il a participé à l’accident. La cour a donc admis que le fait d’avoir transformé un produit en déchets rendait responsable l’auteur de ce fait. Finalement, nous avons gagné sur les deux tableaux et c’est en cela que cet arrêt est absolument majeur. Par ailleurs, cet arrêt concernant la réparation du préjudice écologique, même si ce n’est pas le premier, peut sembler fondateur car il a conduit ultérieurement le législateur à intervenir dans un sens apparemment très favorable au préjudice écologique. Néanmoins, chacun sait qu’il l’est en réalité beaucoup moins que ne l’était l’arrêt de la Cour de cassation. »

Vous êtes une avocate spécialisée dans le droit de l’environnement depuis plus de quarante ans, quelle a été l’évolution du contentieux lié à cette branche émergente du droit ? Est-il voué, selon vous, à augmenter?

« Avec Christian Huglo, nous sommes convaincus que le droit de l’environnement, considéré au sens large du terme, est un droit qui doit non seulement augmenter mais encore par application des principes de prévention et de précaution envahir de très nombreuses sphères du droit. Le seul bémol est que nous assistons à une régression massive du droit de l’environnement de notre pays depuis trois ans, à une forme de surplace au niveau communautaire, et à une régression également importante aux États-Unis du fait de la politique menée par Donald Trump. Il est quand même extravagant de constater, alors que la pandémie Covid 19 devrait être une incitation à sortir le droit de l’environnement d’une forme d’incantation et de virtualité pour en faire un droit efficace est prioritaire, que de nombreux gouvernements restent dans la communication ou pire encore dans la mise à l’écart pur et simple comme aux États-Unis. »

Nous avons essentiellement parlé de deux affaires marquantes de votre parcours professionnel, y en a-t-il une autre qui vous est particulièrement mémorable ? 

« Oui, beaucoup d’autres. Je vous renvoie au site Internet de notre cabinet où nous avons publié pour le 40e anniversaire du cabinet 40 grandes affaires que nous avions sélectionnées. Je voudrais citer ici en particulier tout le contentieux nucléaire qui m’a conduit à la Cour de justice de l’union européenne en 1988, le contentieux OGM avec la fameuse décision du conseil d’État de 1998 suspendant la mise sur le marché du maïs Novartis et le contentieux qui a suivi devant la cour de justice ou encore le très abondant contentieux contre le produit Round up les pesticides. »

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En sus de votre profession d’avocate, vous vous êtes engagée en politique. Vous avez été ministre de l’environnement du gouvernement d’Alain Juppé entre 1995 et 1997 et eurodéputée après élections européennes de 2009. Dans quelle mesure votre expérience du contentieux environnemental a eu une influence sur votre travail au sein du gouvernement de l’époque ? 

« Heureusement que j’avais cette expérience car je n’en avais aucune en politique. De surcroît, je venais de la société civile et ne bénéficiais donc de l’appui d’aucun parti. J’étais donc un ministre très faible politiquement même si progressivement j’ai appris, reçu des soutiens et trouvé ma place. Ma connaissance du droit public en général et du droit de l’environnement en particulier m’a permis de compenser au moins partiellement cette faiblesse politique. J’avais une très bonne connaissance technique des dossiers, un sens de l’équité et la volonté infaillible de servir mes concitoyens et donc de faire prévaloir l’intérêt général sur des considérations autres et notamment politiciennes. Je suis très reconnaissante en particulier à Pierre Georges qui dans un éditorial du monde du 5 mars 1997 m’a défendu dans l’affaire de Creys-Malville et a parfaitement analysé les conditions dans lesquelles je voyais ma fonction. »

Vous avez assisté au sommet de Copenhague en 2009. Pour beaucoup, ce sommet a été décevant puisqu’il a conduit à un accord non juridiquement contraignant pour les États parties. Pensez-vous que ces sommets sont encore efficaces aujourd’hui? 

« Je suis de plus en plus dubitative comme beaucoup d’autres. On voit bien que l’accord de Paris juridiquement contraignant dans sa forme ne l’est aucunement dans son fond. La remise de la COP 26 après l’échec de la COP 25 montre comment ces grands conférences internationales ont perdu de leur dynamisme. Pour autant, le développement massif de la justice climatique, la volonté apparemment forte de l’union européenne d’agir efficacement, la mobilisation de la jeunesse mondiale sont autant de facteurs d’optimisme face à la puissance des lobbys pétroliers qu’il s’agisse de ceux des sociétés ou des États dont l’économie repose sur le pétrole et le charbon. Le droit international public est en train de changer de manière “révolutionnaire”. Au droit international que nous avons connu, succède une nouvelle forme de droit international venu de la base. Il s’agit d’une part de la justice climatique et de la justice sanitaire résultant d’une alliance entre la justice et la société civile et d’autre part de l’arrivée de nouveaux types de textes dits de droits souples dont la déclaration universelle des droits de l’humanité que j’ai l’honneur de promouvoir avec beaucoup d’autres. »

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Quel conseil auriez-vous aimé avoir en commençant les études de droit ou en commençant à travailler ?

« Comprendre que le droit est un outil formidable de transformation de la société mais qu’il exige un apprentissage laborieux et une formation permanente. Acquérir les connaissances est nécessaire mais n’est pas suffisant. Il faut faire œuvre d’imagination pour interpréter, proposer de nouvelles solutions, jeter un regard toujours neuf sur les textes et la jurisprudence. Il faut donc aimer le travail intellectuel et surtout dans le sens de la justice et l’éthique. »

Avez-vous une devise qui vous anime ?

« Il n’est pas besoin d’espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer. »

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