Gisèle Halimi, une vie de combats

Cette semaine, la revue du Collège de droit propose le premier numéro de sa série d’été consacrée à des acteurs inspirants du monde juridique français. Cette série a pour vocation de faire découvrir des trajectoires de vie passionnants à tous types de lecteurs, juristes ou non. Pour ce premier portrait, Maya Schmit retrace la trajectoire d’une avocate engagée.

Gisèle Halimi se présente elle-même comme avocate et non comme avocat. Pour moi, cette appellation est tout à fait naturelle. Pour d’autres, elle est une faute de vocabulaire qui pose problème. Pour Me Halimi, il s’agit de la revendication d’une vie. La revendication d’être une femme et d’être avocate. Celle d’être aussi mère, épouse, politicienne et écrivaine militante.

LIRE AUSSI : La clause de conscience de l’avocat : évidence ou incohérence ?

J’ai choisi de partager le parcours de vie de Gisèle Halimi, parce que, si je suis inscrite à l’université de droit aujourd’hui, c’est en partie grâce à cette avocate. En découvrant sa force, son courage, sa volonté et ses combats, j’ai compris que le droit pouvait être une véritable arme d’action pour porter des convictions et permettre à la société d’évoluer vers plus d’humanité et de justice.

Le parcours hors de commun de Gisèle Halimi est si riche qu’il est difficile d’en faire un récit conventionnel. De fait, une telle posture ne serait certainement pas lui rendre hommage, elle qui toute sa vie s’est battue avec fougue pour contourner les sentiers tout tracés et apporter de la nouveauté à un monde jugé trop conformiste. Une lutte qui commence dès son enfance en Tunisie, qui se poursuit en Algérie pour la défense de l’indépendance, qui croise les chemins de Simone Veil et de Simone de Beauvoir, plaidant à la barre avec conviction, passant par les bancs de l’Assemblée Nationale aux côtés du Président François Mitterrand tout en fondant une association féministe et en rédigeant de nombreux ouvrages.

“La malédiction d’être et de naître fille”

“Aujourd’hui, j’ai gagné mon petit bout de liberté”. A l’âge de 13 ans, Gisèle Halimi écrit cette phrase dans son journal intime. Ce petit bout de liberté, elle ne l’a jamais lâché et s’est battue toute sa vie pour le préserver. Née en Tunisie en 1927 au sein d’une famille modeste, elle est la seule fille de la fratrie, et c’est là que la lutte commence. Très tôt, elle prend en effet conscience de ce que signifie être de sexe féminin dans la Tunisie des années 1920. Comme sa mère, elle est destinée à être une femme au foyer dépendante de son mari, assignée aux tâches ménagères et à l’éducation des enfants. Gisèle Halimi n’envisage pas son avenir de cette façon. A 13 ans, elle entame une grève de la faim pour ne plus avoir à faire le lit de ses frères. Après plusieurs jours de jeun, ses parents cèdent. À son échelle, elle remporte son premier combat, une victoire qui annonce le début d’une lutte prometteuse.

Avide de lecture dès son plus jeune âge, elle tient tête à son père pendant toute son enfance pour pouvoir elle aussi, en tant que femme, bénéficier d’une éducation. Elle est en effet très tôt convaincue que l’accès au savoir est l’une des clés nécessaires à son autonomie et soutient d’ailleurs tout au long de sa vie que l’indépendance économique d’une femme est une condition essentielle à son émancipation. À 14 ans, la jeune Gisèle échappe de peu à un mariage forcé, poursuit ses études au lycée de jeunes filles de Tunis, s’engage dans des études de droit et de lettres à Paris et s’inscrit en 1949 au Barreau de Tunis. Le féminisme d’Halimi est bien intrinsèque à sa personnalité et remonte à l’enfance. Cet appétit de liberté et cette indignation viscérale face à l’injustice ont fait de Gisèle Halimi une féministe infatigable.

Djamila Boupacha, une rencontre déterminante

Jeune avocate diplômée, Gisèle Halimi travaille pour l’indépendance de son pays natal ainsi que pour celle de l’Algérie. Engagée aux côtés des indépendantistes algériens, elle est, à 3 reprises, condamnée à mort par l’Organisation de l’Armée Secrète (OAS). Les Services Secrets l’ont en effet très vite désignée comme l’une des principales “cibles à abattre”.  C’est dans ce contexte extrême qu’elle fait la rencontre d’une militante algérienne, Djamila Boupacha, dont le nom deviendra par la suite connu grâce à la forte médiatisation entreprise par G. Halimi et soutenue par Simone de Beauvoir.

Djamila Boupacha est une jeune femme algérienne membre du FLN arrêtée en 1960 par l’armée française, inculpée de préparer un attentat à Alger. Une fois détenue, Djamila devient la proie de soldats français accusés d’avoir eu recours au viol et à la torture afin d’obtenir des aveux. Gisèle Halimi prend cette affaire en main et assure sa défense. Révoltée par les récits que lui confie Djamila, elle décide de faire de ce procès une campagne médiatique pour dénoncer des actes barbares commis par certains soldats de l’armée française. Elle prend contact avec Simone de Beauvoir qui entreprend de rédiger une tribune dans le journal Le Monde. Dans la foulée, les deux féministes créent un comité international de défense pour Djamila Boupacha, soutenu par de nombreuses personnalités telles que Germaine Tillon, Geneviève De Gaulle ou encore Jean-Paul Sartre. L’affaire Boupacha est renvoyée devant le tribunal de Caen, elle est condamnée à mort mais amnistiée en 1962 grâce aux accords d’Évian.

En 1962, Gisèle Halimi et Simone de Beauvoir s’associent pour écrire un ouvrage commun, Djamila Boupacha, dans lequel elles décrivent la vie de cette femme et ses années de lutte effrénée.

Pour Gisèle Halimi, cette rencontre avec Djamila Boupacha constitue un véritable tremplin. Jeune avocate, elle trace son chemin au milieu d’un monde hostile dominé par un sexisme flagrant, monde dans lequel le droit algérien impose par exemple à la femme une mise sous tutelle matrimoniale au moment de son mariage et autorise la polygamie. Son nom marque les esprits, elle porte l’image d’une avocate indépendante, féministe, audacieuse et déterminée. Avoir frôlée la mort plus d’une fois n’a pas arrêté cette personnalité, bien au contraire, cela a renforcé sa volonté d’exister et sa force de vivre. Ce n’est certainement pas pour rien qu’elle cite dans son ouvrage, Ne vous résignez jamais, cette phrase de V. Hugo “le plus lourd fardeau, c’est d’exister sans vivre”.

Une avocate hors la loi

Si Gisèle Halimi est une avocate connue et reconnue en France, c’est essentiellement grâce à son combat pour la liberté de la femme à disposer de son corps. Comme de nombreuses féministes, elle revendique ce droit fondamental et tend à le faire accepter au sein d’une société encore largement dominée par un patriarcat oppressant. Une France dans laquelle une femme ne peut ouvrir un compte en banque sans avoir l’accord de son mari, où l’accès aux écoles supérieures est réservé au sexe masculin et où le statut de “chef de famille” attribut à l’homme l’exclusivité de l’autorité parentale. C’est dans ce contexte qu’elle s’engage dès 1971 aux côtés de Simone de Beauvoir et de Simone Veil dans la lutte pour la légalisation de l’Interruption Volontaire de Grossesse (IVG) en France.

Elle inscrit son nom sur le Manifeste des 343, pétition pour la dépénalisation de l’avortement signée par de nombreuses personnalités telles que Catherine Deneuve, Marguerite Duras ou Jeanne Moreau, mais également par de nombreuses femmes anonymes courageuses. Toutes attestent avoir avorté au moins une fois dans leur vie. C’est là que s’illustre toute la force de conviction de Gisèle Halimi. Simone de Beauvoir l’a d’ailleurs mise en garde à plusieurs reprises : en tant qu’avocate, signer ce manifeste est un acte périlleux l’exposant à de potentielles poursuites pénales et à une interruption de carrière. Qu’à cela ne tienne, il est inenvisageable pour Gisèle Halimi de ne pas signer, elle qui a enduré un avortement clandestin douloureux afin de rester maitresse de son corps et de sa vie de femme. Le respect du droit est essentiel mais certaines lois s’avèrent être injustes. Une avocate qui assume publiquement avoir enfreint le droit au nom de la liberté et de l’égalité entre les hommes et les femmes est un acte puissant, un acte qui, progressivement, finira par porter ses fruits.

La même année, Gisèle Halimi fonde avec Simone De Beauvoir l’association Choisir la Cause des femmes, association féministe militant pour la dépénalisation de l’avortement et le droit de choisir de donner la vie (depuis la mort de la philosophe, Gisèle Halimi est la présidente de cette association qui est toujours en activité).

Bobigny, le procès d’une vie

Depuis le début de sa carrière, Gisèle Halimi a mis le droit au service de ce combat contre l’oppression. L’avocate s’est en effet illustrée dans de nombreux procès, notamment dans le procès de Bobigny de 1972, baptisé aussi « le procès de l’avortement ».

Une jeune fille de 16 ans, Marie-Claire Chevalier, est pénalement poursuivie, pour avoir clandestinement avorté après avoir subi un viol. Sa mère, une voisine complice et la faiseuse d’ange sont également arrêtées. Par l’intermédiaire de l’association Choisir, les victimes font appel à Gisèle Halimi qui s’engage à assurer leur défense. Cependant, l’ambitieuse avocate voit plus loin. Dès 1971, elle déclare : “il faut que les procès d’avortement deviennent désormais des procès politiques”.  C’est chose faite dès 1972 lorsqu’elle décide de transformer cette affaire en un véritable enjeu politique. Pour cela, elle organise un coup médiatique, mobilise les féministes de Choisir et du Mouvement de la Libération des Femmes (MLF) qui viennent manifester dans la rue pour soutenir les victimes et faire pression sur la justice. Elle fait également appel à des experts, des médecins, prix Nobels, des politiciens ou encore des acteurs. Ainsi, viennent entre autres témoigner à la barre : le militant socialiste Michel Rocard (dirigeant du Parti Socialiste Unifié et député socialiste dans les Yvelines), le professeur de médecine Paul Milliez, l’intellectuel Jacque Monod (professeur au Collège de France, directeur de l’Institut Pasteur et prix Nobel de physiologie) ou encore les actrices Delphine Seyrig et Françoise Fabian. Tous sont amenés à plaider contre cette loi faisant de l’avortement un crime, maintenant les femmes dans une position de dépendance, favorisant l’injustice et l’inégalité au sein d’une société dite démocratique et socialement avancée. L’objectif de Gisèle Halimi : lever les voiles, éveiller les consciences, concrétiser enfin le débat politique sur la question trop longtemps restée en suspens de la légalisation de l’avortement.


Grâce à l’action de l’avocate, ce procès devient une véritable tribune dont la jeune Marie-Claire est la porte-parole. Me Halimi s’attaque à la loi répressive elle-même, confrontant de plein fouet les magistrats à cette question fondamentale : “un être humain a-t-il le droit de disposer de lui-même ?”. Au fond, quelle que soit l’issu du verdict, le but est atteint : le procès de Bobigny effectue un bouleversement au sein de la société, il contribuera grandement à faire évoluer la loi pour parvenir en 1975 à la légalisation de l’IVG (Loi Veil).

Gisèle Halimi l’illustre bien, la frontière entre le droit et la politique ne tient qu’à un fil. Plus la porosité est grande, plus le droit devient un instrument fondamental pour faire bouger la société. Tout au long de sa carrière, Gisèle Halimi a eu recours au droit, non pas pour servir le monde tel qu’il est mais pour amorcer ce qu’il devrait être.

C’est pourquoi, en 1978, l’avocate use de la même stratégie pour que le viol soit qualifié de “crime” et non plus de “délit”. Dans cette affaire, Me Halimi est chargée de défendre deux femmes tabassées et violées dans un camping par des inconnus. L’affaire est d’abord portée devant le tribunal correctionnel d’Aix-en-Provence, compétant pour juger les simples délits. Le viol dont il est question est en effet requalifié de “coups et blessure”. Les accusés font valoir l’homosexualité de leurs victimes pour minimiser leur acte. C’est seulement après plusieurs années de combats que Gisèle Halimi parvient à faire reconnaître au tribunal correctionnel son incompétence, permettant ainsi à l’affaire d’être renvoyée devant la Cour d’assise d’Aix-en-Provence. Devant cette juridiction, l’avocate décide de faire de ce procès le procès du viol lui-même. Sur le bancs des accusés : la loi qui considère le viol comme un simple délit et les pouvoirs publics qui semblent faire preuve d’une passivité alarmante face au véritable problème social qu’est le viol en France. Afin de dénoncer efficacement ces violences incessantes encore trop banalisées, Gisèle Halimi s’emploie, là encore, à faire de ce procès une affaire médiatique. Elle s’oppose au jugement à huis-clos et convoque à la barre des personnalités publiques à la voix déterminante. Le procès d’Aix-en-Provence, mené de front par Gisèle Halimi, est considéré comme “le procès qui a changé le regard de la France sur le viol”. Une fois de plus, cette mobilisation portera ses fruits lorsqu’en 1980, la loi évolue pour faire du viol un crime puni de 15 ans d’emprisonnement.

Une députée indisciplinée

Ainsi, le parcours de Gisèle Halimi est bien atypique, parsemés d’embûches et de déviations. Ce récit ne prétend pas brosser un portrait exhaustif de cette personnalité hors du commun. Certains de ses confrères pourraient même considérer que Gisèle Halimi à excédé le rôle attendu de l’avocat en se consacrant avant tout à la défense d’une cause plutôt que d’un individu. Si ce parti pris est pleinement assumé chez Me Halimi, il soulève néanmoins quelques questions. Un avocat doit-il utiliser le droit pour servir les faits ou bien au contraire exploiter les faits pour faire évoluer le droit ? C’est derrière ces interrogations qu’apparaît alors la fragile limite entre le droit et la politique. Le rôle de député endossé par Gisèle Halimi vient d’ailleurs confirmer cette frontière incertaine entre le rôle de l’avocat et celui du législateur.

Lire aussi : De l’affaire Dreyfus au Covid-19 : chronique des combats de la Ligue des droits de l’Homme

Son passé de politicienne, engagée au Parti socialiste aux côtés de François Mitterrand n’est ici que très brièvement évoqué mais il mérite de s’y intéresser. Élue députée socialiste en 1981, Gisèle Halimi ne s’est pas assise sagement sur les bancs de l’Assemblée Nationale. Elle saisit au contraire l’occasion d’être du côté de l’élaboration de la loi pour tenter de la changer. Elle tente en vain de faire passer un amendement posant le principe de parité sur les listes de candidature qui se heurtera à plusieurs reprises à l’opposition du Conseil Constitutionnel). Elle s’oppose à son propre parti politique, tient tête à la réticence du Président Mitterrand, modifie le serment d’avocat afin de le rendre plus indépendant en supprimant les termes “autorités publiques” et “bonnes mœurs” et porte la loi sur la dépénalisation de l’homosexualité. Toutes les occasions sont bonnes pour faire bouger les mœurs. Le combat continue sur tous les fronts et par tous les moyens car le monde n’attend pas.


Gisèle Halimi ne s’est jamais arrêtée et a porté chacun de ses combats avec la même intensité. Si elle a marqué de son nom l’Histoire de la justice en France, c’est parce qu’elle a su mettre le droit au service de ses convictions les plus intimes, celles qui vivent en elles depuis son enfance. Ses aspirations à la liberté et son indignation face à l’injustice se sont illustrées tout au long de sa carrière par des actes juridiques et politiques, militants et audacieux.

À travers son parcours, Maître Halimi offre un bel exemple de ce à quoi peut servir le droit lorsqu’il est utilisé avec détermination et humanité. Si une phrase peut résumer au mieux ce chemin hors normes, c’est sans hésitation cette citation propre à l’avocate, “Ne vous résignez jamais”. C’est pourquoi le Courrier du Collège invite ses lecteurs à découvrir cet ouvrage né sous la plume de Gisèle Halimi, lecture qui permettra d’appréhender encore mieux la richesse et la complexité de cette personnalité.

Heures © ACDS | collegededroitsorbonne.com/mentions-legales
%d
search previous next tag category expand menu location phone mail time cart zoom edit close