Depuis plus d’un an, la contrepartie d’un accroissement de l’autonomie et de la flexibilité pour les salariés en télétravail est la « culture de connexion de permanence », rendant les frontières entre vie professionnelle et vie privée de plus en plus floues. La question du droit à la déconnexion et de son implantation dans les entreprises apparaît comme plus pertinente que jamais, pour préparer au mieux les pratiques managériales de demain.
Cette nouvelle organisation du travail semble avoir commencé hier, or cela fait déjà plus d’un an. En mars dernier, le premier confinement a étendu brutalement le télétravail de façon massive pour plus de six millions de Français. Le droit à la déconnexion n’a pourtant pas attendu la pandémie de Covid 19 pour faire son apparition et figure dans le Code du travail depuis la loi relative à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation de parcours professionnels, dite « loi Travail ». L’article 2242-17 du Code prévoit que la négociation annuelle obligatoire en dessine les contours. À défaut d’accord, l’employeur élabore une charte après avis du Comité social et économique qui définit les « modalités de l’exercice du droit à la déconnexion et prévoit en outre la mise en œuvre, à destination des salariés et du personnel d’encadrement et de direction, d’actions de formation et de sensibilisation à un usage raisonnable des outils numériques. »
=> LIRE AUSSI : Coronavirus et quotidien numérisé : tsunami d’innovations et nouveaux enjeux
L’exercice du droit à la déconnexion dans les entreprises n’est alors pas prévu par le Code du travail et revient donc aux fruits d’une négociation dans l’entreprise. Le texte reste également silencieux sur des sanctions pour l’employeur qui ne fournirait pas de charte ou si celle-ci restait lettre morte. Pour s’adapter au télétravail et à la pandémie, un accord national interprofessionnel (ANI) en date du 26 novembre a précisé les contours du droit à la déconnexion qui a pour objet « le respect des temps de repos et de congé ainsi que la vie personnelle et familiale du salarié ». En d’autres termes, il s’agit du droit d’un salarié de ne pas être connecté en dehors de son temps de travail via les outils numériques professionnel de l’entreprise, téléphone et courriel.
Quels sont les intérêts du droit à la déconnexion ?
Côté salarié, la connexion de permanence, accentuée par le télétravail, a des effets négatifs sur la productivité. A l’inverse, selon la dernière étude de Gallup en 2017, les employés et les équipes très engagés affichent une rentabilité supérieure de 21 %.
Côté employeur, inciter les salariés à se déconnecter peut sembler contre-intuitif en ce qu’une telle pratique irait contre les intérêts de l’entreprise. Pourtant, interrogé par la Revue du Collège de Droit, Fabrice Angéï, secrétaire confédéral de la CGT, rappelle que « l’intérêt premier du droit à la déconnexion est de se conformer au cadre légal social ». Mettre en place un droit effectif à la déconnexion assure donc que les heures de travail du salarié sont en conformité avec la loi. Selon lui, « la CGT a porté ce droit lors du dernier ANI mais celui-ci est pour nous décevant, car il demeure un simple guide de bonnes pratiques. Nous devons alors former nos syndicats pour négocier des accords afin de créer au niveau de l’entreprise ce que nous n’avons pas pu obtenir au niveau national ». Au sein de l’entreprise il estime que « des mesures concrètes doivent passer par trois piliers : la fixation de plages horaires de travail, des mesures incitatives de la part de l’entreprise pour que le salarié puisse se déconnecter et un bilan anonyme du temps de travail passé ».
Un droit à la déconnexion entre « imitateurs », « adaptateurs » et « innovateurs »
Toutes les parties semblent donc gagnantes dans l’implantation effective du droit à la déconnexion dans les entreprises. Pourtant, depuis 2016, la mise en place de ce droit est contrastée. Certaines entreprises préfèrent mettre en œuvre le minimum imposé par la loi plutôt que de proposer de réelles mesures pour leurs salariés. À l’initiative de la DIRECCTE Grand Est, l’Université de Strasbourg a étudié 149 accords d’entreprise portant sur la déconnexion en 2018 et les conclusions sont édifiantes. Les accords portant sur la déconnexion ont pu être rassemblés en trois catégories, « les imitateurs », « les adaptateurs » et « les innovateurs ». Les premiers correspondent aux entreprises qui se sont contentées de reproduire à l’identique un modèle standardisé, diffusé largement sur internet, et de le partager aux salariés de l’entreprise. Ces « imitateurs » représentent la moitié des accords étudiés et sont souvent observables dans les entreprises de moins de 250 salariés. « Les adaptateurs », quant à eux, correspondent aux entreprises où les « négociateurs ont essayé de sortir de la logique de copier-coller » et consisteront davantage en des mesures de diagnostic dans l’entreprise.
Des mesures de plus en plus créatives pour repenser l’organisation du télétravail
L’étude relève enfin des « innovateurs » qui implantent au sein de l’entreprise des mesures plus contraignantes dans l’usage des outils numériques et assorties de sanctions concrètes. Selon l’étude, ce genre d’accords est observable dans les petites et moyennes entreprises et ceux-ci représentent 25 % des accords étudiés.
Ces accords « innovateurs » vont au-delà des minimums imposés par la loi. Il y a d’abord les mesures souples où les managers s’engagent à ne pas contacter les salariés le weekend et passé une certaine heure, sauf urgence absolue, en parallèle d’une non-obligation pour le salarié de répondre aux courriels en dehors de ses horaires de travail. Il y a ensuite les entreprises qui vont plus loin telles que le constructeur allemand Daimler qui a mis en place une politique de « Mail on holiday ». Il s’agit d’un système intégré à Outlook assurant la suppression automatique des e-mails reçus pendant l’absence des collaborateurs afin que leur boîte de réception ne soit pas saturée au retour de vacances. Il existe enfin des mesures plus strictes telles que le blocage des serveurs ou la suppression des mails. C’est le cas outre-Rhin où Volkswagen a instauré la fermeture pure et simple de ses serveurs entre 18 h 15 et 7 h du matin.
Un accord rapporté par l’étude de 2018 prévoit même des sanctions disciplinaires dans le cas où le salarié excèderait les plages horaires imposées par l’entreprise de manière répétées et en dehors d’un accroissement temporaire de travail. Cet exemple peut sembler paternaliste et excessif mais interroge le rapport entre l’employeur et le salarié. Il faut y voir ici une volonté de l’employeur de se « protéger du risque pénal et civil face à un éventuel zèle du salarié », selon Jean-Eudes Maes-Audebert, doctorant de l’Université Paris-1 Panthéon Sorbonne.
Les risques de poursuites pour harcèlement moral en cas de refus de la part de l’employeur de se conformer au cadre social
Le Code du travail ne prévoit donc pas de sanction spécifique et cela semble heureux pour deux raisons. La première s’explique par les différences entre les entreprises qui n’ont pas la même taille, la même culture, la même organisation du travail ou encore le même lien avec la technologie. La seconde raison tient à la lisibilité de la loi car le Code du travail prévoit déjà des sanctions. « Le salarié lésé peut déjà se placer sur le terrain de l’obligation de sécurité de l’employeur qui doit veiller à la bonne sécurité physique et psychique du salarié ainsi qu’à son repos », selon Jean-Eudes Maes-Audebert. Il peut également choisir de se placer sur le terrain du harcèlement moral pour attaquer son employeur qui le contacterait trop fréquemment hors de ses heures de travail.
« Avant le Covid, le face-à-face permettait de se valoriser autour d’un café, aujourd’hui faire du zèle semble la seule solution dans un climat difficile pour les entreprises et où on sait que les licenciements vont sans doute tomber. »
Si le cadre juridique semble souple, la mise en place concrète de celui-ci dans les entreprises mérite d’être investiguée. Interrogés par la Revue, deux jeunes actifs ont accepté de raconter anonymement comment est implanté le droit à la déconnexion dans leurs entreprises. La première, cadre dans une entreprise de transport, estime que « depuis la mise en place du télétravail généralisé, il y a un phénomène de travail 24 h/24 qui se développe avec une quantité astronomique de taches à réaliser. La déconnexion devient strictement une initiative personnelle et mes collègues se mettent une pression souvent unilatérale pour montrer qu’ils sont toujours connectés. J’ai l’impression qu’il y a ce culte de faire ses preuves constamment alors que certains sont en CDI depuis des années ».

Le second, jeune actif dans une grande entreprise d’informatique, abonde en ce sens. « Mon entreprise ne m’a jamais ouvertement parlé du droit à la déconnexion. Je l’ai vu sur les chartes de bonne pratique affichées un peu partout dans l’entreprise mais je vois cela comme une communication interne, une façon pour le service RH de se donner bonne conscience », confie-t-il. Pour lui, « la connexion de permanence est la seule technique de communication pour se faire bien voir de son supérieur hiérarchique. Avant le Covid, le face-à-face permettait de se valoriser autour d’un café. Aujourd’hui faire du zèle semble la seule solution dans un climat difficile pour les entreprises et où on sait que les licenciements vont sans doute tomber ».
Ce constat de l’excès de zèle qui peut tenter le salarié est d’ailleurs confirmé par Jean-Emmanuel Ray, Professeur de droit à la Sorbonne, pour qui « l’axiome selon lequel l’hyperconnexion ne peut être que le résultat d’une pression patronale est un peu court. Si l’hyperconnectivité due à l’avalanche de courriels et de notifications est une vraie calamité individuelle et collective, combien de collaborateurs restent toujours joignables pour montrer leur caractère indispensable et se sentent mis sur la touche si on les écarte d’un flux d’informations ? » Le droit à la déconnexion se retrouve donc à la croisée de deux réalités psychosociales. Le contentieux du harcèlement moral est d’ailleurs révélateur de cette ambivalence. « Recevoir trop de mails peut constituer du harcèlement managérial pénalement sanctionné et source de “burn-out”. Mais se voir écarté des circuits d’informations du Service aussi, devenant “bore-out” », poursuit-il.
Quelle déconnexion à l’heure de l’hyperconnexion ?
Au regard de ces contrastes entre théorie et réalité du télétravail de masse, le droit à la déconnexion s’inscrit dans un mouvement d’usage plus raisonné des nouvelles technologies. Faut-il penser déconnexion à l’heure de la prolifération de Zoom, Skype, Teams, groupes Whatsapp, courriels, qui sont autant de moyens de communication se cumulant souvent dans la même équipe ? Une déconnexion forcée avec des serveurs coupés le week-end « n’interdit pas au collaborateur de continuer à travailler, y compris sur son ordinateur professionnel (ou perso-pro avec la mode du « bring your own device »), le cas échéant avec un disque dur externe bien rempli emporté du bureau la veille du week-end ou des congés », selon Jean-Emmanuel Ray.
Pour remédier à cette réalité peu reluisante, il faut prendre conscience que le bon exemple doit venir de la hiérarchie de l’entreprise. C’est aux managers qu’il revient d’éviter à l’avenir de contacter le salarié à des heures indues ou encore de « répondre à tous » dans les courriels. L’exemple doit venir d’eux car la culture des entreprises est encore aujourd’hui très hiérarchisée : un collaborateur se sent souvent dans l’obligation de répondre à son manager à n’importe quelle heure. Des méthodes de travail « agiles » sont de plus en plus plébscitées dans les entreprises pour mettre le client au centre des relations de travail avec davantage de collaboration entre les équipes de travail et moins de verticalité dans les rapports hiérarchiques. La solution serait donc de dire adieu au système du N+1 ?
Vers un droit à la déconnexion pendant les heures de travail ?
Il semble également réducteur pour le législateur et les accords d’entreprise de se concentrer sur un droit à la déconnexion hors des heures de travail. Le télétravail ayant brouillé la séparation entre vie professionnelle et privée, l’hyperconnectivité doit être aussi appréhendée par les managers sur les heures de travail. Certains accords d’entreprise se sont déjà penchés sur la question comme l’opérateur Orange qui par son accord du 27 octobre 2016 prévoit que « les managers veillent à organiser des temps collectifs en physique durant lesquels l’utilisation des outils numériques sera déconseillée (ex : réunion de service sans consultation de la messagerie) afin d’éviter la sur-sollicitation ». L’entreprise française Saint-Maclou va même plus loin avec son accord du 16 janvier 2018 en énonçant un « principe de bienséance et de respect » où « le fait d’être dérangé en réunion, lors d’une formation ou d’un rendez‐vous avec la clientèle par des communications électroniques n’ayant aucun caractère d’urgence peut être perturbateur, désagréable et irrespectueux pour ses interlocuteurs ».
=> LIRE AUSSI : La culture d’entreprise : novlangue corporate ou véritable outil stratégique ?
Réfléchir aux pratiques managériales de demain dans leurs rapports à la déconnexion apparaît comme moins pressant que le besoin de repenser celles d’aujourd’hui. Si les outils de communications développés en masse pendant le premier confinement, tels que zoom, font désormais l’objet de « vendredis sans zoom » dans certaines entreprises, d’autres considèrent encore le droit à la déconnexion comme un luxe accordé au salarié. Les nouvelles technologies du travail à distance ont pris l’ascenseur pour s’ajuster au contexte sanitaire et à la nouvelle demande des entreprises mais celles-ci semblent encore coincées dans l’escalier vers de nouvelles pratiques managériales plus saines et plus performantes.