Initialement programmé pour les 28 et 29 avril 2020, le débat parlementaire sur le projet d’application de traçage StopCovid a été remplacé par le Premier ministre par un débat global sur le déconfinement du 11 mai. De nombreux parlementaires, toutes orientations politiques confondues, étaient pourtant pressés d’ouvrir un débat sur la question, soucieux des conséquences des mesures technologiques toujours plus nombreuses prises dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire relatif à la pandémie de Covid-19.
Il s’agit ici de se pencher de plus près sur les innovations technologiques nées en réaction à cette crise inédite, et sur les divers enjeux qu’elles révèlent.
Depuis le 16 mars, le numérique appelé au secours de la crise sanitaire
À l’exception de quelques secteurs professionnels, la grande majorité des travailleurs a été, depuis le 16 mars 2020, contrainte de rester chez elle. Selon un sondage en date du 9 avril 2020, près de 30% des actifs a, pendant le confinement, continué son activité professionnelle en télé-travail. Est alors apparu comme essentiel à cette nouvelle organisation l’usage de plateformes collaboratives, de services de téléconférences, de stockage et de partage de fichiers par cloud. De tels outils, certes déjà connus, mais dont l’usage s’est véritablement démocratisé depuis deux mois, sont venus au secours d’un monde du travail contraint à des distanciations parfois incompatibles avec la structure des sociétés. Ce secours des technologies ne se limite pas au seul quotidien professionnel. De nombreux scientifiques, comme Bruno Sportisse, PDG de l’Institut national de recherche en informatique et en automatique (Inria), encouragent également un soutien numérique des services médicaux pour limiter la propagation du virus. Sont alors apparues, depuis quelques mois, partout dans le monde, de nombreuses innovations technologiques afin de rendre plus aisée la gestion de cette crise.
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L’afflux de nouvelles innovations numériques anti-Covid
Il n’aura pas fallu plus d’une pandémie pour réveiller la créativité et l’ingéniosité de concepteurs du monde entier afin de répondre aux besoins naissant à chacune des étapes de la crise. Dès fin-février, plusieurs États européens avaient déjà mis en place des dispositifs d’information sur le Covid-19 pour désengorger les services d’urgence des hôpitaux, proposant même parfois, comme le gouvernement français, des questionnaires d’orientation médicale en ligne. Se sont également développées des applications de suivi à domicile et de soutien psychologique, telles que celles mises en place par l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris et par la Croix-Rouge française. En Angleterre, l’Université de Cambridge a même rendu accessible une application à fins de recherche dans l’objectif d’élaborer un algorithme permettant de déceler une contamination de Covid-19 grâce à de simples enregistrements de toux de patients.
Les innovations se sont également multipliées pour aider au respect de l’obligation de distanciation imposée aux populations. Depuis fin avril, afin de permettre aux travailleurs de continuer leur activité tout en garantissant leur santé, le port d’Anvers (Belgique) teste les bracelets électroniques CovidRadius inventés par la société locale Rombit. Cet outil émet un signal sonore lorsque celui qui le porte ne respecte pas une distance minimale avec l’un de ses collègues et permet, en cas de contamination, de déterminer les maillons d’une potentielle chaîne de transmission du virus. Sur le même modèle, la société française Ubudu a modifié un de ses produits pour créer un « assistant à la distanciation sociale » en entreprise sous la forme d’un boitier sonore et lumineux.
Des innovations numériques pour éviter une « seconde vague »
Enfin, la perspective d’un déconfinement général progressif, s’inscrivant dans une volonté de prévention d’une « seconde vague » de contamination, explique la multiplication de projets de traçage dans le monde. Le contact tracing par Bluetooth, né en mars dernier à Singapour, permet d’informer les utilisateurs d’une application de traçage lorsque l’une des personnes qu’ils ont croisés les jours précédents se déclare atteinte du coronavirus. Cette méthode serait, selon ses défenseurs, en termes de ressources et de temps investi, plus efficace que les enquêtes d’entourage actuellement menées. Certains pays, tels que la Chine, favorisent de leur côté la surveillance électronique de masse pour garantir à la personne près le contrôle de l’épidémie et usent parfois, comme l’Etat d’Israël, de dispositifs normalement réservés à la lutte anti-terroriste. Depuis l’annonce du Président de la République du 13 avril, la France attend à son tour le développement de l’application StopCovid, projet inspiré du modèle singapourien et particulièrement controversé.
La généralisation des technologies, préfiguration redoutée d’une société de surveillance
Les « innovations du dé-confinement » inquiètent autant qu’elles rassurent. Une contradiction entre le sentiment de sécurité qu’inspirent les contrôles des mesures sanitaires et la réticence à la transformation numérique s’est particulièrement ressentie à Nice, après la mise en place de surveillances par drone. Piloté par un ancien policier ayant monté sa propre société et approuvé par le préfet des Alpes-Maritimes, l’aéronef doté d’une caméra survole depuis plus d’un mois la ville. Grâce à l’engin téléguidé, le pilote repère de loin les individus ne respectant pas les distances de sécurité et les baigneurs clandestins. Il diffuse alors la consigne à respecter et prévient éventuellement la police municipale en cas d’infraction persistante. Si cette technologie a été accueillie avec enthousiasme par les autorités locales qui saluent son efficacité, le scepticisme de certains s’exprime à l’égard des atteintes à la vie privée qu’elle engendrerait. Dans le cadre d’un reportage pour TF1, un passant interpellé, tout en admettant croire à la nécessité de faire respecter les mesures de confinement à la population, a exprimé son malaise ressenti face à l’engin resté au-dessus de lui « pendant dix minutes ». La même crispation a été exprimée à l’égard du chien-robot aperçu dans un parc de Singapour qui a suscité de nombreuses réactions de la part d’une opinion publique ne semblant pas encore prête à un quotidien prenant progressivement le décor des plus dystopiques films et romans d’anticipation.
Pour le sociologue Antonio Casilli, le mathématicien Paul-Oliver Dehaye et l’avocat Jean-Baptiste Soufron, les drones et les robots ne sont pas les seuls indices de la préfiguration d’une société de surveillance et ils expriment en ce sens leur réticence face au projet d’application gouvernementale StopCovid. Dans une tribune dans le Monde, le 25 avril dernier, ils s’inquiétaient de l’incertitude qui plane sur la finalité de celui-ci. Selon eux, le gouvernement n’expose dans le projet que les conditions de récolte des informations mais qu’il ne pose pas un cadre délimité à l’utilisation de celles-ci, n’apportant pas de garantie aux utilisateurs sur le devenir de leurs données : « L’exécutif français ne s’autorise pas à réfléchir à la phase qui suit la collecte, c’est-à-dire au traitement qui sera fait de ces informations sensibles. Quels algorithmes les analyseront ? Avec quelles autres données seront-elles croisées sur le moyen et le court terme ? ». Les rédacteurs craignent que la protection de la vie privée et des libertés des citoyens s’affaiblisse, délaissée en raison d’une volonté politique de prouver un investissement massif dans la lutte contre le virus.
Les inquiétudes des professionnels face à l’insécurité du télé-travail
Outre cette crainte apparente d’une société aux accents wellsiens, la généralisation d’outils numériques inquiète également de nombreux professionnels quant à la sécurité de la propriété industrielle et intellectuelle. L’usage des plateformes de visioconférences et de communication, tels que Zoom ou Houseparty, suscite une certaine méfiance quant à la réelle confidentialité des discussions entretenues par l’intermédiaire de celles-ci. Pour Suzanne Vergnolle, doctorante en droit de l’Université Paris II spécialisée dans la protection des données personnelles, ces craintes ne sont pas sans fondement : « Si vous êtes une entreprise et que vous échangez des informations secrètes, sachez que Houseparty et Zoom peuvent accéder à vos conversations ». La politique de confidentialité de Houseparty autorise justement l’application à utiliser à son profit les informations des conversations, y compris les idées ou innovations qui ont pu être exprimées pendant une réunion professionnelle. De quoi agiter les acteurs économiques, partagés entre la nécessité de continuer leur activité par le biais d’outils numériques et la crainte d’une spoliation des fruits de leur travail !
Le stockage et la maîtrise des données, bras de fer entre gouvernement et multinationales numériques
S’exprime également une préoccupation de la population et des professionnels quant aux détenteurs des données récoltées par ces nouveaux dispositifs numériques. Concernant par exemple le projet français d’application StopCovid, un des dilemmes qui se pose au gouvernement est celui du stockage des informations obtenues par le dispositif. Dans un entretien avec Le Courrier du Collège, la professeure Célia Zolynski, agrégée de droit privé à l’École de Droit de la Sorbonne, spécialisée en droit du numérique, propriété intellectuelle et libertés fondamentales, membre du comité de prospective de la Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés (CNIL) et de la Commission nationale consultative des droits de l’Homme, explique : « La question du stockage des données pour l’application Covid-19 n’est pas encore résolue. Il existe deux options. Soit l’on favorise un stockage local, c’est-à-dire dans le smartphone même, mais avec un risque que celui-ci soit hacké. Soit l’on opte pour un stockage centralisé, garantissant une plus grande sécurité des données mais nécessitant une confiance dans le serveur central ». Impossible donc aujourd’hui de connaître l’emplacement, et de ce fait les détenteurs, des données qui seront récoltées.
La question du stockage de données relatives à la santé publique a d’ailleurs fait l’objet de lourds débats, entraînant un bras de fer entre le gouvernement et les géants du numérique. En effet, l’actuel projet StopCovid nécessite l’usage continu du Bluetooth même lorsque l’application est utilisée en arrière-plan, accès que la multinationale Apple se refuse à lui autoriser. Le géant de la téléphonie considère qu’une telle autorisation irait à l’encontre de la protection des données qu’il dit garantir à ses clients. Sur le terrain d’un consensus, Apple et Google ont spécialement conçu une plateforme commune afin de permettre aux diverses applications gouvernementales de fonctionner de façon optimale, sous réserve que celles-ci respectent leurs conditions. Le secrétaire d’État au Numérique Cédric O a exprimé à l’égard de cette proposition une certaine réticence, affirmant que l’État doit avoir la maîtrise de son système de santé et ne doit pas céder aux exigences des grandes entreprises. Les responsables vont devoir faire un choix entre la garantie d’un fonctionnement assuré mais conditionné par des multinationales spécialistes du numérique et celle d’une maîtrise nationale mais risquée des données de traçage.
StopCovid, gouvernement et CNIL tentent de répondre aux inquiétudes
Pour répondre à l’afflux d’alertes sur les technologies au service de la gestion de la crise sanitaire, et en particulier de l’usage potentiel de l’application StopCovid, les promoteurs de cette dernière assurent garantir certaines mesures de protection de la vie privée. Selon eux, StopCovid ne devrait servir qu’à informer les utilisateurs de l’existence d’un risque de contamination, conservant l’anonymat des personnes infectées en fonctionnant par exemple, comme le préconise le protocole Robert, par identifiants anonymisés. Mais selon le site de prévention Risque traçage, cette garantie d’anonymat ne signifie pas que l’on ne pourra pas retrouver la source de la contamination, mais seulement qu’il n’existera pas de base de données nominative des malades.
Ce site d’information, mis en ligne par un groupe de scientifiques de l’Inria et du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), reconnaît d’autre part le choix d’utiliser le Bluetooth et non la géolocalisation pour faire fonctionner l’application, considérant cette solution comme « plus satisfaisante au regard du respect de la vie privée ». En effet, contrairement à un dispositif GPS qui suivrait les déplacements de chacun des utilisateurs pour en déduire ses rencontres, le Bluetooth permettrait de deviner les contacts sans pour autant connaître leur lieu. Le gouvernement a enfin rappelé que ce dispositif fonctionnerait, dans tous les cas, sur la base du volontariat, tentant de rassurer définitivement les plus réfractaires à ce projet.
À ces protections annoncées par les promoteurs de StopCovid s’ajoute l’avis de la CNIL du 24 avril qui reconnaît la conformité du projet au Règlement général sur la protection des données (RGPD), règlement de l’Union européenne de référence en la matière. La légitimité de la Commission, dont l’avis est obligatoire sur tout texte relatif à la protection des données transmis au Parlement, et l’attention portée à son expertise par les autorités rendent ce feu vert lourd de conséquences. Aussi, la CNIL a exigé des garanties supplémentaires, insistant sur la « nécessaire sécurité du dispositif » et demandant qu’il n’y ait aucune conséquence négative à l’égard des citoyens qui refuseraient de se soumettre au dispositif. Le Comité national pilote d’éthique numérique a de son côté encouragé le gouvernement à inscrire dans la loi une limite de temps à l’application afin que celle-ci ne se généralise pas une fois la crise terminée. Ces avis, bien que majoritairement réservés sur ce projet, peuvent ainsi atténuer certaines inquiétudes en assurant un contrôle consciencieux de la décision qui sera prise à son propos.
Technologies et crise sanitaire, nouveau versant du « solutionnisme numérique »
Les promoteurs des nombreuses innovations apparaissant dans le paysage social, sécuritaire et sanitaire justifient celles-ci par le caractère exceptionnel de la crise qu’elles entendent résoudre, et donc par leur usage en théorie éphémère. Mais, pour la Professeure Zolynski, le caractère « temporaire » n’est pas sans risque face à une crise sanitaire dont la date de fin est incertaine. En effet, si l’état d’urgence, déjà prolongé jusqu’au 10 juillet, tend à se poursuivre dans le temps, ces mesures numériques exceptionnelles risquent probablement de s’inscrire elles aussi dans la durée.
D’autre part, l’habitude de la population et des acteurs économiques à ces nouveaux outils de gestion de crise présage l’acceptation d’un avenir plus restreint en libertés. L’aisance avec laquelle les Français, et une grande partie de la population mondiale, ont accepté, pendant le confinement, de renoncer à certaines de leurs libertés témoigne, certes, d’un civisme «simplement remarquable », mais surtout d’une facilité à abandonner des libertés que l’on croirait pourtant acquises. Cette tendance à l’acceptation de libertés réduites ne doit pas, selon la Professeure Zolynski, se transformer en dépendance à la surveillance, en particulier numérique. Une population accoutumée à l’assistance constante de nouvelles technologies pourra-t-elle encore être capable de gérer des crises futures de natures différentes sans avoir le réflexe de sacrifier à chaque fois encore plus de libertés ? En reprenant l’expression de l’essayiste américain Evgeny Morozov, certains reconnaissent une tendance au « solutionnisme numérique », soit au fait de choisir la facilité des outils technologiques pour régler une difficulté, quitte à en sacrifier sa propre liberté. Il est d’ailleurs à craindre que ce solutionnisme séduisant certains ne contamine d’autres. Une expatriée française à Singapour témoigne de la pression sociale qu’elle a subie au sujet de l’application de traçage Tracetogether : « Quand j’ai dit à mes amis singapouriens, lors d’un dîner, que je ne l’avais pas téléchargée, tout le monde m’a regardé d’un drôle d’air. Je l’ai fait tout de suite après. »
Pour Célia Zolynski, même si la question d’une crise relative à la santé est particulièrement délicate, il n’est pas demandé à la population de faire un choix définitif et tranché entre ses libertés individuelles et collectives et sa sécurité. Tout est à ses yeux une question de proportionnalité des décisions, tant sur la nature des mesures que sur leur durée, qui doit être garantie par l’établissement de procédures strictes et circonstanciées, mais également par le contrôle démocratique.
Passé sous silence à l’Assemblée lors de la séance sur le plan de déconfinement du 11 mai, la discussion sur le projet StopCovid n’est à ce jour pas encore annoncée, alors qu’il est prévu que celui-ci soit prêt pour le 2 juin prochain. Passage en force sans examen ou promesses de véhéments débats à venir ?
Le Courrier du Collège de Droit remercie chaleureusement la Professeure Célia Zolynski pour l’aide apportée à la rédaction de cet article.