Que l’on soit animé par la volonté de redorer l’épopée impériale ayant consolidé les institutions de la France après les remous révolutionnaires, ou bien celle de la vouer aux gémonies en tant qu’œuvre d’un «roi prolétaire», tyrannique et sanguinaire, l’histoire s’impose : Napoléon Bonaparte est mort il y a deux cent-ans, le 5 mai 1821, à plus de 7000 kilomètres de Paris. La Revue se propose de revenir non point sur la vie du général devenu maître de l’Europe, mais sur les circonstances et les protagonistes qui ont encadré sa mort.
Des Tuileries et de Fontainebleau à Longwood «old» House, un exil enterrant l’Empire
Bonaparte aurait pu finir ses jours aux Açores, mais le Congrès de Vienne et la Sainte Alliance ont opté pour une île volcanique de 117 kilomètres carré, découverte au XVIe siècle et qui semblait être «chiée par le diable entre les deux mondes», selon l’élégant portrait de Mme Bertrand, la femme du général éponyme ayant accompagné l’empereur. Alors que celui-ci voulait vivre sa retraite forcée dans les nouvelles contrées états-uniennes – ce qu’il a vainement tenté de négocier avec les vainqueurs anglais, notamment Bunbury et Keith – une lettre l’informe en juillet 1815 que Sainte-Hélène serait sa dernière demeure, afin qu’il ne soit pas en mesure de «troubler de nouveau la paix de l’Europe». Le navire Northumberland a donc accueilli Napoléon, Montholon, Gourgaud, Bertrand et le secrétaire Las Cases, futur rédacteur du Mémorial, et autres gens de service le 4 août 1815. Après une traversée de deux mois et demi, le débarquement a lieu sur l’île le 17 octobre 1815.
L’île, apparaissant comme ayant jailli ex nihilo des vagues de l’Atlantique, jouit d’un climat hétéroclite et constitue la seule réserve d’eau douce des environs, à près de 2000 kilomètres du rivage continental africain. Elle est donc loin d’être un petit îlot inexploré, ni une destination ignorée des commerçants qui y font régulièrement escale. Elle ne présente que trois rades de débarquement : une au sud, et deux au nord, ce qui fait d’elle une prison insulaire opportune contre les détenus dont on craindrait l’ingéniosité à concevoir une escampative.
Plus de cinq mille personnes peuplent l’île au moment où l’empereur quitte son dernier navire, comprenant des travailleurs chinois, des esclaves et des européens. La Couronne britannique avait mis à la disposition du gouverneur plus de 1800 hommes. L’empereur déplumé, on le voit, était loin d’être seul, tant au regard de ses compagnons français, que de ses geôliers envoyés par la «perfide Albion».

Après avoir résidé une nuit à Jamestown à son arrivée, puis presque deux mois aux Briars dans un modeste pavillon, Bonaparte s’installe définitivement à Longwood «Old» House le 10 décembre 1815. Il avait refusé en effet Longwood «New» House au motif que celle-ci était bordée d’une grille. Ignominieux traitement pour un prisonnier qui refusait toute contiguïté avec la prison… Singulier contraste d’avec le faste régnant des palais accaparés par le fougueux général dès la campagne d’Italie, ou encore de ses demeures de naguère situées en France territoriale, Bonaparte vit désormais dans 150 mètres carrés, entouré quotidiennement d’une cinquantaine de personnes.
En tout, Longwood Old House est composée de trente-trois pièces, parmi lesquelles nous distinguons les appartements privés de l’illustre captif, des annexes réservées au personnel et des communs pour les domestiques. Les codes impériaux étaient maintenus au sein de cette honnête propriété, tout de même à finalité carcérale. On ne pénétrait son périmètre ni rendait visite sans une permission expresse et circonstanciée. Le premier valet de chambre était Louis Marchand, les officiers de service Montholon et Gourgaud, et enfin, le titre de grand maréchal était réservé à Bertrand. L’empereur restait l’empereur, le prestige passait, les usages demeuraient. On se vêtait convenablement aux repas, on arborait l’uniforme. Bonaparte l’affirmait : «Je suis empereur dans mon intérieur et je le demeurerai autant que je vivrai». La messe est dite. Du reste, il ne peut se promener librement, ne doit pas dépasser une certaine limite sans escorte anglaise, et doit s’accommoder des patrouilles nocturnes allant jusqu’au pied de sa fenêtre.
Hudson Lowe, bête noire de l’empereur et Gouverneur de Sainte-Hélène
Parmi les némésis de l’empereur, l’histoire retient le dernier, jamais combattu d’égal à égal durant une bataille, mais plutôt subi durant tout l’exil : Hudson Lowe, général britannique né la même année que Bonaparte en 1769, et mort en 1844, trois ans après l’exhumation de l’empereur et son retour à Paris. La première fois que les deux militaires se sont trouvés dans un même périmètre, c’était lors du siège de Toulon, durant lequel le caporal Bonaparte s’est révélé, car Lowe était à bord d’un des navires assaillant la ville. Subséquemment, en 1813, durant la bataille de Bautzen Lowe aperçoit à l’aide d’une longue-vue Bonaparte, discutant avec ses troupes et marchant sans discontinuer.
Ce gardien ayant voyagé à bord du Phaéton et tardivement débarqué sur l’île six mois après l’exilé, est encore teinté de la peinture acerbe dont le récit napoléonien, et pas seulement, s’est servi pour le diaboliser. Le duc de Wellington le jugeait «imbécile», les chroniques britanniques en font un atone et maussade homme d’État, et les mémorialistes ne lui accordent pas davantage de clémence.

Bonaparte provoquait ce geôlier, et il répondait par des restrictions de liberté ou des coupes budgétaires. D’après des écrits non discutés, les deux hommes ne se sont pas vus sur l’île davantage de six fois, et six fois ils n’ont pas oublié de se quereller, conséquence inéluctable de leurs caractères antinomiques, et des forfanteries du détenu. C’est Lowe qui prononce l’arrestation de Las Cases à la veille de l’année 1817 et ordonne son expulsion, et encore lui qui fait partir O’Meara, médecin personnel de Bonaparte. La probité invite cependant à souligner que les ordres venaient de plus loin, et que Lowe appliquait pieusement les prescriptions formulées par le ministre de la Guerre et des Colonies, Henry Bathurst.
Au reste, comment l’entourage impérial et Bonaparte en personne pouvaient cautionner un tel Cerbère qui répétait espièglement et à plaisir : «Je ne connais pas d’empereur à Sainte-Hélène.» ?
Le dépérissement de la santé de Bonaparte, le chemin vers l’agonie
«La mort n’est rien ; mais vivre vaincu et sans gloire c’est mourir chaque jour» professait l’énergique militaire épuisé par la fin d’une ère. A petit feu la flamme napoléonienne faiblissait, et inexorablement, s’éteignait. L’état de santé de Bonaparte se dégradait déjà dès 1809, et s’aggravait encore après la campagne de Russie de 1812. On le décrivait boursouflé, ventripotent, jaunâtre, et au final, bien dissemblable au vigoureux combattant du pont d’Arcole qu’Antoine-Jean Gros dépeignait en 1796. La dense liste de tous ses symptômes serait fastidieuse à énumérer, mais il est à retenir que ses problèmes rénaux et digestifs ne se sont guère améliorés durant son assignation hélénoise. Il souffrait encore de dermatose, régulièrement de toux ininterrompue, de peines abdominales et stomacales.
Sur ce point d’ailleurs, contrairement aux bruits répandus, en général Bonaparte ne portait pas sa main à son gilet, notamment pour les tableaux, par souci d’apaiser la douleur – ce qui, au demeurant, serait tout à fait inutile – mais simplement par posture bienséante, et moyen de trouver une position convenable pour ne pas être représenté les bras ballants.
L’humidité de l’air et la versatilité thermométrique de l’île n’ont pas contribué à modérer ces troubles chroniques. Mais la seule considération de l’état physiologique ne permet pas de se représenter pleinement la décrépitude générale de Bonaparte. Jamais stimulé par l’adversité, non plus enivré par l’art de la guerre ni bouillonnant dans une tente militaire, sans campagne ni régiments, Bonaparte sombrait dans l’ennui dépressif, la lassitude, voire le dégoût des jours. A n’en point douter, rien n’allait s’arranger. Après le départ de son scribe Las Cases, il a même arrêté de se raser – fait rarissime ! – et demeurait longtemps, acédique, dans sa baignoire ou son bureau. Se déplacer devenait chose de plus en plus malaisée, tandis que ses jambes et chevilles enflaient de façon inquiétante. Hudson Lowe, face à cette dégradation notoire qu’il soupçonnait être une supercherie tendant au rapatriement du prisonnier, a ordonné un contre-diagnostic médical, refusé tant par le principal visé que son médecin, O’Meara. Malaises, évanouissements et saignements buccaux se sont donc enchaînés, avant une courte amélioration suite à l’arrivée du Docteur Antommarchi en septembre 1819. En octobre 1820, Montholon écrit à sa dulcinée que la fin de Bonaparte est proche, et peut arriver dans les six mois. Le funeste présage devient sans attendre une correcte prémonition.
L’expiration du « plus puissant souffle qui jamais anima l’argile humaine », le 5 mai 1821
Cette belle formule empruntée à Chateaubriand traduit bien la triste majesté du moment, autant craint qu’attendu, qu’est la mort de Napoléon Bonaparte. Le docteur Antommarchi, trop affairé à ses recherches botaniques et manifestement pas assez préoccupé par la guérison du malade, a naturellement entraîné sa disgrâce, étant ainsi remplacé par l’anglais Arnott, même si Bonaparte a convenu in fine que son autopsie soit réalisée par Antommarchi.
La terminaison fatale approchait, et l’agonisant signait déjà son testament à 51 ans. La chambre rapidement devenue mortuaire était préparée avec le soutien de l’abbé Vignali, à Longwood. L’empereur songeait au lieu de sa sépulture et la concevait à Paris ou bien à la cathédrale d’Ajaccio, si tel était possible. A contrario, dans l’hypothèse où il serait placé dans l’obligation de rester, il a pris soin de mentionner un ravin qu’il avait lui-même appelé le «val du Géranium» cinq années auparavant.
Bertrand, dans son récit, se fait observateur des derniers soupirs du mourant. Il y relate les déclamations plaintives de l’empereur alité, ses «crachats rougeâtres» qui se répandaient sur son gilet, les «gémissements», et décrit ses mouvements de prunelles et ses yeux qui peinaient à s’ouvrir. Bonaparte n’avait pu revoir son fils avant de quitter la côte Atlantique à Fouras et sur l’île d’Aix, et il avait demandé, la veille de ce samedi 5 mai, comment il s’appelait. A 17h49, Napoléon n’était plus, et prenait place sur le dernier trône auquel personne ne pouvait le soustraire : celui de la mémoire. Précipitamment, on arrêtait les pendules, dont certaines sont encore visibles par exemple au Musée Napoléon de l’île d’Aix.
La vie médicale et mémorielle après la mort de Bonaparte : autopsie et inhumation
Une ultime fois le gouverneur Hudson Lowe a vu Bonaparte, mais cette fois décédé et étendu, le 6 mai 1821. Devant dix-sept témoins, Antommarchi a procédé à la déterminante autopsie du défunt, non pas sur un billard mais sur une planche élevée ad hoc. Antommarchi n’a pas obtenu l’autorisation d’inspecter le cerveau ni aucune autre partie du corps que l’abdomen et le thorax. L’estomac, ainsi que le cœur, ont été extraits de la dépouille, pour être envoyés à Marie-Louise. La logomachie des titres se poursuivait post mortem, par exemple quand Bertrand demandait à Antommarchi de ne pas signer le rapport d’autopsie, prétexte tiré qu’il indiquait «général Bonaparte», et non «Empereur Napoléon».
L’on dénombre au total cinq comptes rendus, revus et fignolés. Sans surprise, Antommarchi décèle un ulcère cancéreux à l’estomac, ainsi qu’un liquide «noirâtre» répandu à l’intérieur, et divers gonflements, à l’estomac comme au foie. Le débat historico-médical quant à la cause directe du décès est à ce jour inachevé, mais tous les travaux attestent de l’ulcère gastrique de Bonaparte. Une hémorragie interne à l’ulcère pourrait avoir été fatale suite à l’administration de calomel le 3 mai 1821, prescrite dans un dessein dénué de visée macabre.
Revêtu de l’uniforme de colonel des chasseurs à cheval, avec crucifix, emblématique chapeau et épée, l’empereur, dans son enveloppe tumulaire, coupait la parole à toute une île, et incarnait à lui seul une époque révolue. Le défilé funèbre avançait, au gré des coups de canons, sans oraison funèbre et sous le regard des curieux, ce 9 mai 1821. L’outrage sévissait encore, quand Londres ordonnait de suivre pour l’Empereur décédé la cérémonie funéraire des gradés anglais. Qu’aurait dit Bonaparte à l’idée avilissante d’être inhumé suivant des rites anglais ? Dans quatre cercueils on a placé le cadavre, eux-mêmes enfouis dans un caveau, recouvert d’une dalle, de trois mètres encore de terre et de ciment, puis d’une grille. La dalle extérieure est restée anonyme, d’où le vers de Lamartine «Ici gît… Point de nom ! Demandez à la terre !». L’histoire ne devait pas s’arrêter là, au milieu du gué : des membres du microcosme napoléonien imaginaient un retour de la dépouille. Gourgaud l’imaginait de Rome ; la mère de l’empereur, «Madame Mère», s’indignait en août 1821 auprès de l’anglais Castlereagh : «Chez les nations les plus barbares, la haine ne s’étendait pas au-dessus du tombeau». Après que Montholon et Bertrand ont pu s’adresser au Roi George V, la position britannique s’est déterminée, dans le sens d’un possible rapatriement, si la France le demandait.
L’ex-Empereur retrouve son ex-Empire à l’apogée de la légende blanche
Près de vingt années durant la dépouille est restée à Sainte-Hélène, loin des terres qui avaient engendré et vu croître l’odyssée impériale. Lointaine certes, mais proche des mémoires, malgré l’indifférence politique et stratégique que lui portaient Louis XVIII et Charles X. Le Roi des français Louis-Philippe 1er entendait bien dresser une fresque intégrale de l’Histoire de France, de Clovis à lui-même, sans en exclure le tempétueux roman napoléonien.
En mai 1840, on annonce à la Chambre que les «restes mortels» de l’exilé vont revenir, le tout orchestré par Guizot, Thiers, le prince de Joinville et le chef de l’expédition, Rohan-Chabot. Le navire La belle Poule gagne l’île le 8 octobre 1840. Afin de dissiper les doutes planant autour de l’identité de l’occupant des cercueils, Thiers avait demandé à ce que l’on puisse ouvrir publiquement la tombe. Suivant un strict protocole, chaque formalité est accomplie avec solennité et émotion, le 15 octobre 1821.
Le mamelouk Ali, valet de chambre et bibliothécaire de Bonaparte pour ses deux exils, présent à l’exhumation, raconte ce «moment sublime», dans son Journal inédit du retour des Cendres, lorsque le corps, reconnaissable et bien conservé, se retrouve exposé à la vue de tous. De peu, la postérité a manqué l’occasion d’avoir une «photographie» de l’empereur, car un daguerréotype avait été emmené à bord du navire. Or, le temps nécessaire pour capturer l’image du défunt aurait excédé ce que pouvait allouer celui de la bonne conservation du corps.
Enfin, le cortège est revenu en France le 30 novembre 1840 à Cherbourg, sans que personne ne puisse l’accueillir. Ils sont arrivés en avance, et le gouvernement était en retard – ironie du sort, notamment à cause du coup d’État manqué du futur Napoléon III à Boulogne. Bonaparte prenait momentanément place dans la chapelle Saint-Jérôme aux Invalides le 6 février 1841, et définitivement dans son monumental sarcophage conçu par Visconti, le 6 avril 1861.

Pour conclure dignement et avec toute la luminosité que la narration d’une telle épopée convoque, que la parole soit laissée à Chateaubriand, qui a su dans ses Mémoires résumer par une sentence oraculaire l’originalité du style de Bonaparte, ayant, malgré sa décrépitude, marqué l’Histoire de sa singulière empreinte : « Vivant, il a manqué le monde ; mort, il le possède».
Sources et bibliographie :
Thierry LENTZ et Jacques MACE, La mort de Napoléon, Mythes, légendes et mystères, ed. Perrin 2020, Collection tempus
Pierre BRANDA, Napoléon à Sainte-Hélène, Perrin, 2021
Emmanuel de LAS CASES, Mémorial de Sainte-Hélène
Jacques MACE, Article «Le corps de Napoléon est bien aux Invalides», Revue du Souvenir napoléonien, 2003, n°445, pp. 35-44
Sten FORSHUFVUD, Napoléon a-t-il été empoisonné ? Une enquête judiciaire, Paris, Plon, 1961
Gilbert MARTINEAU, La Vie quotidienne à Sainte-Hélène au temps de Napoléon, Paris, Tallandier, 1966