La Revue du Collège propose le neuvième numéro de sa série d’été consacrée à des acteurs inspirants du monde juridique français. Cette série a pour vocation de faire découvrir des parcours de vie à tous types de lecteurs, juristes ou non. De l’Assemblée nationale au Conseil constitutionnel, Corinne Luquiens s’est livrée cette semaine sur son prestigieux parcours.
Vous avez effectué vos études supérieures au sein de l’Institut d’études politiques de Paris jusqu’en 1972. Ce choix est-il le résultat d’une vocation que vous portiez plus jeune, ou est-ce là le fruit du hasard ?
« Mes centres d’intérêt au lycée étaient le français et l’histoire, mais je n’avais pas envie d’être enseignante et donc de suivre une formation littéraire qui m’y aurait conduit. J’avais l’idée d’être pénaliste, j’imaginais défendre la veuve et l’orphelin. J’en avais une fascination immature : un peu comme les enfants rêvent d’être pompier, moi, je rêvais d’être avocate et de défendre les grandes causes. Je n’avais pas une idée très précise de ce qu’était le droit. Je viens d’une famille dans laquelle il n’y avait aucun fonctionnaire, et pas non plus d’avocat. Mon père était architecte et autour de moi, il y avait plutôt des gens qui étaient dans le privé. Personne ne m’a vraiment orienté. J’ai toujours eu le goût du débat, c’était aussi ce qui me tentait. Je suis arrivée à Sciences Po un peu par hasard. Une amie de mes parents dont le fils y avait étudié, leur avait conseillé de m’y diriger, ayant eu une mention au bac. En parallèle, je m’étais inscrite en première année de droit à Assas, au cas où je raterais ma première année à Sciences Po, qui ne pouvait pas se redoubler à l’époque. Finalement, j’ai réussi cette année préparatoire et j’ai arrêté le droit, pour en faire de nouveau à l’issue de Sciences Po en rejoignant Paris-I. »
Vous avez par la suite obtenue un diplôme d’études supérieures de droit public en 1975. Pourquoi vous êtes-vous tourné, après un cursus généraliste, vers le droit public ?
« C’est l’influence de Sciences Po, où la formation est davantage centrée sur le droit public. Le droit constitutionnel m’a vraiment passionné, grâce notamment à Georges Burdeau que j’avais eu comme professeur en arrivant en 1969 à la faculté de droit de Paris. J’étais également très intéressée par la politique, sans pour autant avoir l’envie d’en faire. J’appréhendais la politique comme spectatrice, j’avais trop le goût de la nuance pour m’engager de manière importante. C’est pour cela que le droit public m’intéressait, et que j’ai rejoint plus tard l’Assemblée nationale comme administratrice : par goût de l’observation du monde politique. »
À l’âge de 22 ans, vous avez été reçu au concours d’administrateur de l’Assemblée nationale, pourquoi vous êtes-vous orientée vers cette carrière ?
« Ce concours était assez confidentiel, j’en ai entendu parler un peu par hasard, même si nous étions cinq cent candidats. C’est un concours difficile, il y a beaucoup de candidats par rapport au faible nombre de places, parfois deux postes seulement. Je ne m’étais pas tellement posé de questions, ça correspondait à quelque chose qui spontanément me passionnait. C’était à l’époque à la fois beaucoup plus facile – aujourd’hui la concurrence est terrible – mais également plus difficile puisque nous avions beaucoup moins d’informations et d’éléments sur ce type de concours. Je ne savais pas grand-chose sur la carrière d’administrateur quand j’y suis rentrée, mais cela me paraissait attractif. »
Quel souvenir gardez-vous de ce concours ?
« J’en garde un souvenir assez précis. C’est un concours tout à fait proche de celui de l’École nationale d’administration (ENA), avec les domaines classiques que sont la culture générale, l’économie, le droit public, et pour moi le droit social en option à l’écrit. Je me souviens assez bien de l’oral, parce que j’avais été très impressionnée. D’abord, parce que j’avais croisé dans les couloirs de l’Assemblée Michel Debré, ensuite, parce que l’oral se passait dans une salle tout en longueur, où siégeaient les seize membres du jury. D’ailleurs, c’est assez drôle, aujourd’hui cela paraît assez incroyable mais ce jury était composé de seize hommes et hommes d’un certain âge… Dans le jury, il y avait en particulier Georges Vedel. Il était, paraît-il, assez indulgent au niveau des notes, parce qu’il était convaincu que les étudiants étaient médiocres, donc un rien lui plaisait. Il était en particulier peu agréable avec les jeunes femmes, disait-on, et essayait de les déstabiliser. Finalement, j’ai eu une assez bonne note à l’oral, alors même que j’avais eu le sentiment de dire en permanence « je ne sais pas ». Dans ces systèmes d’oraux, on pose une quantité de questions au candidat et dans le lot, il y en a forcément beaucoup auquel le candidat ne saura pas répondre. Je crois que j’ai choisi la bonne option, qui est celle de dire « je ne sais pas » plutôt que d’essayer de dire quelque chose qui aurait été faux. J’ai depuis moi-même siégé dans des jurys et je me suis rendu compte que dans beaucoup de cas, les questions que posent certains membres du jury sont des questions auxquelles les autres membres ne sauraient pas non plus répondre. On ne tient donc pas nécessairement rigueur au candidat de dire « je ne sais pas », c’est quelque chose qui est tout à fait compris. »
Ce concours est réputé être l’un des plus difficiles de la République, au côté de celui de l’ENA. Pourquoi intégrer l’administration parlementaire au détriment de la haute fonction publique étatique ?
« Très franchement, je n’avais pas à l’époque une vision très claire de la carrière que l’on faisait à l’Assemblée ou en sortant de l’ENA. Si je n’avais pas obtenu le concours de l’Assemblée j’aurais sans doute repassé celui de l’ENA, que j’avais raté cette année-là. L’avantage énorme de l’Assemblée c’est que dès que vous y rentrez, vous travaillez immédiatement. Même si je n’ai pas fait de très longues études, par rapports à celles que font souvent les étudiants aujourd’hui, j’en avais un peu assez et j’avais envie de travailler. Mais d’un autre côté, l’ENA offre elle une très grande diversité de carrières. Je ne sais pas ce que j’aurais fait si j’avais réussi la même année ces deux concours. Peut-être aurais-je tout de même choisi l’Assemblée parce que ça me paraissait déjà attrayant. Il y a une grande part de hasard dans la carrière que j’ai faite, c’est amusant de le relire a posteriori. Réussir ou non les concours n’était pas grave, nous pouvions toujours trouver du travail dans le secteur public ou privé. C’est terrible à dire, mais à l’époque le chômage n’existait pas, on ne concevait pas nos études de manière aussi rationnelle qu’aujourd’hui, on le faisait en fonction des hasards. »
En quoi consiste la fonction d’administrateur parlementaire ?
« Globalement, les administrateurs sont là pour assister les parlementaires. C’est le cas pour les tâches de gestion auprès du Président et des questeurs. Ce volet n’est pas négligeable puisque l’Assemblée compte 577 députés, près de 1500 fonctionnaires, et plusieurs milliers de collaborateurs et personnels de groupes, chacun avec des statuts tout à fait originaux en termes de « ressources humaines ». Sans oublier les locaux à entretenir, un budget à gérer. La fonction la plus centrale de l’administrateur reste cependant l’assistance juridique et intellectuelle apportée aux parlementaires. Les députés ont pour mission de faire la loi, de contrôler l’action du gouvernement et d’évaluer les politiques publiques. Trois fonctions majeures pour lesquelles ils ne sont pas nécessairement armés autrement que politiquement. Ils ont besoins à leur côté de personnes qui les assistent : c’est le travail des administrateurs. Dans les commissions d’abord, soit pour examiner les projets et propositions de loi, soit pour contrôler l’action du gouvernement ou des politiques publiques. Les administrateurs s’occupent également de l’organisation du déroulement de la séance. Ils sont plus particulièrement spécialistes de la procédure parlementaire, et veillent à ce que celle-ci se déroule de la manière la moins chaotique possible. Pour cela, ils préparent les dossiers de séance pour le Président, en plaçant notamment les amendements dans un ordre défini par le règlement de l’Assemblée pour permettre une discussion organisée. C’est un travail absolument considérable, sachant qu’un seul texte peut faire l’objet de plusieurs milliers d’amendements. »

En arrivant à l’Assemblée nationale en 1975, vous avez rejoint les services de la questure. Quel souvenir gardez-vous de votre arrivée dans cette grande maison ?
« J’ai été un peu déçue en y rentrant, parce que j’ai été en effet affectée dans un service de questure. J’étais très intéressée par la politique et je n’avais même pas envisagé – c’est dire le degré de manque d’information qui était le mien – qu’il y ait des services administratifs. C’est assez naïf de ma part, car ce service est d’une grande importance et n’est pas sans intérêt dans une carrière à l’Assemblée. Aujourd’hui, les nouveaux administrateurs sont tout de suite orientés vers les services en lien avec les fonctions les plus centrales de l’Assemblée. C’est plus tard dans leurs carrières qu’ils vont dans les services de gestion. À l’époque, c’était un peu diffèrent, notamment pour les jeunes femmes, parce que l’on se disait qu’elles allaient se marier et avoir des enfants. Certes c’était moins attractif – à 22 ans, s’occuper des retraites ce n’était pas un sujet de préoccupation – mais cela dit, j’y ai appris des choses qui me sont restées définitivement gravées. De nombreuses années après, lorsque j’étais secrétaire générale, le président Bernard Accoyer a fait une réforme des retraites des parlementaires, et le fait d’avoir cette connaissance acquise au début de ma carrière m’a été assez utile pour l’assister. »
Vous avez quitté l’Assemblée nationale après quarante-et-un an de service, n’est-il pas lassant d’effectuer toute sa carrière au sein d’une même administration ?
« J’ai eu la chance de faire une carrière qui m’a passionnée. J’ai été là où je voulais aller, et j’y ai fait des choses d’une grande diversité. Je suis notamment passée par les services de la communication, des relations internationales, au service de la séance, j’ai également travaillé en commission des lois, qui était celle dont je rêvais. De plus, même si nous ne changeons pas, les choses changent autour de nous. Nous travaillons avec des parlementaires qui sont renouvelés tous les cinq ans. À la fois je n’en ai pas souffert, puisque j’ai eu une carrière privilégiée et que par ailleurs ce n’est pas dans ma nature de m’ennuyer, mais je crois que ce n’est pas une très bonne chose de faire toute sa carrière à l’Assemblée aujourd’hui. Nous avons essayé de développer – pas assez en mon sens – la mobilité externe. Je crois que c’est l’un des problèmes qui se pose aujourd’hui à l’Assemblée : il faut qu’elle s’ouvre. Un certain nombre d’administrateurs vont déjà dans divers organes, mais ce n’est sans doute pas suffisant. Je pense qu’il faudrait le faire dans les deux sens, et que des personnes de l’extérieur viennent à l’Assemblée, comme cela se passe au Conseil d’État ou à la Cour des comptes, où des rapporteurs adjoint viennent d’autres administrations et repartent nourris par cette expérience dans leurs maisons d’origine. »
Vos fonctions d’administratrice vous ont conduit à devoir assister des députés de tous bords avec la plus grande neutralité. Cependant, à la manière des avocats, n’aviez-vous pas une “clause de conscience” morale ?
« Ça ne m’a jamais posé de problème et je ne crois pas que cela doive en poser un. C’est un peu ma conception du service public : l’administration est au service de l’État, et l’État s’incarne à un moment donné dans une majorité qui est issue des urnes. Ce n’est pas seulement le fait des administrateurs, si vous êtes policier vous appliquez la loi que vous la trouviez bonne ou non. De même pour les magistrats. Ce qui est assez spécifique pour les administrateurs en revanche, c’est la très grande proximité qui existe avec les élus. Ils doivent vraiment écrire pour eux. Pour ne rien vous cacher, il m’est arrivé d’écrire sur certains sujets pour des parlementaires de droite et ensuite, quelques années ou mois plus tard, de rédiger le contraire pour des parlementaires de gauche. Au fond, c’est là que j’ai rejoint la profession d’avocat que j’avais envisagée. Je pouvais défendre une cause qui n’était pas forcément la mienne. Cela pourrait aller jusqu’à une clause de conscience s’il s’agissait de quelque chose qui vous soit insupportable. Mais c’est tout de même assez rarement le cas. Vous pouvez adapter ce que vous faites à vos convictions, lorsque vous écrivez un rapport sur un projet de loi par exemple. Supposons que j’ai à aider un parlementaire qui souhaiterait rétablir la peine de mort. Je m’en serais sans doute tenu aux éléments de droit et j’aurais invoqué les faits, mais je n’aurais pas nécessairement rédigé les passages lyriques sur la nécessité de rétablir la peine de mort. Ça ne m’a jamais posé de problème. Peut-être parce que j’ai un esprit de nuance, qui fait que je vois ce qu’il peut y avoir de bon dans une idéologie ou dans une autre. C’est d’ailleurs l’un des gros atouts du travail à l’Assemblée, nous côtoyons beaucoup de parlementaires différents, chacun avec ses qualités humaines. J’ai aimé travailler avec des députés de tous bords, quelles que soient mes convictions personnelles. »
L’administration est au service de l’État, et l’État s’incarne à un moment donné dans une majorité qui est issue des urnes. Les administrateurs doivent écrire pour les élus.
Une part importante de votre carrière d’administratrice fut consacrée à la Commission des lois. Y avez-vous été marquée par la rédaction d’un texte de loi ?
« Je me souviens, par exemple, avec intérêt de l’ensemble des textes que nous avons fait dans les années 1980 sur la décentralisation. C’était l’un des derniers moments où les discussions étaient à la fois très longues et constructives. Le sujet n’était pas extraordinairement clivant et globalement les discussions ont contribué à améliorer les textes. Le droit d’amendement servait encore à modifier la loi, ce n’était pas simplement un moyen de faire obstruction et de marquer une opposition rédhibitoire. C’était une époque où l’on pouvait discuter d’un amendement pendant un quart d’heure, ce qui n’est plus tout à fait le cas maintenant où l’on en examine des milliers même sur un petit texte. Ces textes marquaient également un assez grand bouleversement de l’organisation administrative française, c’était passionnant.
Aux antipodes, lorsque j’étais responsable du secrétariat de la commission des lois, j’ai assisté aux discussions du texte sur le Pacs, qui a été l’un des plus violents débats auquel il m’a été donné d’assister. Plus encore que le « Mariage pour tous », qui a été à l’Assemblée un débat moins violemment conflictuel. Les députés se sont écharpés des heures durant au sujet de la simple appellation du texte, énumérant toutes les possibilités. Lorsque finalement nous sommes arrivés aux dispositions centrales, c’est-à-dire le régime des biens des partenaires, nous sommes passé à toute allure parce qu’il y a toujours un moment dans un débat où les députés lèvent le pied. Nous avons donc fait un régime patrimonial qui n’était pas très bon, c’est sans doute l’une des raisons pour lesquels il est apparu nécessaire d’évoluer vers le « Mariage pour tous », qui répondait bien sûr également à une demande de principe.
Ce sont les deux qui me viennent à l’esprit pour des raisons assez opposées : les textes sur la décentralisation parce que c’étaient de vrais textes législatifs malgré la rapidité des débats, et le Pacs parce que c’est l’exemple même du non-débat. »
Lors d’un précédent entretien, l’avocat Emmanuel Pierrat confiait à notre Revue que selon l’écrivain Alain Robbe-Grillet, les anciens textes de lois étaient « écrit comme du Cicéron », à la différence des textes modernes. Le Conseil constitutionnel, dont vous êtes membre depuis 2016, ne peut-il pas pallier ce phénomène ?
« Le Conseil rappelle sans cesse qu’il n’a pas le même pouvoir d’appréciation et de décision que le Parlement. Il n’est pas là pour réécrire la loi. En ce sens, il est arrivé qu’il juge que telle disposition n’était pas contraire à la Constitution parce qu’elle n’avait tout simplement pas de portée normative. Mais il est arrivé que nous censurions certaines dispositions non-normatives. Nous appliquons avec parcimonies la jurisprudence sur l’intelligibilité de la loi. Si une disposition est tellement complexe et tellement mal rédigée qu’elle en devient inintelligible, nous pouvons la censurer pour atteinte au principe d’intelligibilité de la loi, ce qui ne peut se faire qu’à la marge. Ce n’est pas le rôle du Conseil de réécrire la loi et de dire au législateur qu’il ne fait pas bien son travail. Nous le faisons uniquement en présence d’une conséquence d’inconstitutionnalité. Ce qui est relativement rare. »
Selon vous, cette institution est-elle toujours, comme le qualifiait Michel Debré, le « chien de garde de l’exécutif », ou le « canon braqué vers le Parlement » que voyait Charles Eisenmann ?
« Le rôle du Conseil a terriblement changé. Quand il a été créé en 1958, personne n’envisageait qu’il puisse être réellement chargé de vérifier que les lois soient conformes à la Constitution et aux droits et libertés. L’idée centrale était que le Conseil veillait au respect des prérogatives de l’exécutif, en s’assurant que par les règlements et les lois organiques, le Parlement n’accroissait pas les compétences limitées que la Constitution lui avait donnée et à ce qu’il n’empiète pas sur le domaine réglementaire. Cette conception est très vite apparue comme totalement désuète. Il faut bien reconnaître que le partage loi/règlement, qui était censé être une des grandes réformes portées par la Constitution de 1958, n’est plus du tout central. Les choses ont évolué, notamment sous l’influence du Conseil lui-même, avec d’abord la décision de juillet 1971, dans laquelle le Conseil a élargi son contrôle au bloc de constitutionnalité – déclaration de 1789, préambule de 1946, et Charte de l’environnement. Le deuxième point, c’est que jusqu’en 1974, seul le Président de la République, le Premier ministre et les présidents des deux chambres pouvaient saisir le Conseil, faisant en sorte qu’il ne soit que très rarement saisi. Depuis 1974, toutes les grandes lois sont déférées au Conseil par l’opposition, ce qui lui a donné la possibilité d’élargir son contrôle et de devenir un défenseur des droits et libertés au travers de ces saisines a priori. Cela a évolué de manière encore plus massive avec la Question prioritaire de constitutionnalité (QPC), que peut désormais soulever n’importe quel justiciable. Le Conseil reste un régulateur des pouvoirs publics, mais c’est un rôle qui est assez marginal par rapport au contrôle de constitutionnalité des lois qu’il exerce. Il est très largement devenu, me semble-t-il, une cour constitutionnelle à l’image de celles qui existent dans beaucoup d’autre pays. »
Lors de son audition par la Commission des lois, l’actuel président du Conseil constitutionnel, Laurent Fabius, affirmait au sujet de la QPC qu’il « sera utile de dresser le bilan de cette procédure au terme d’une décennie ». Quelles conclusions tirez-vous de l’usage de cet instrument dix ans après son entrée en vigueur ?
« Je n’étais pas totalement convaincue de l’utilité de cette réforme et je reconnais aujourd’hui que j’avais tort. Il a tout de même fallu vingt ans et trois tentatives pour l’introduire. Je craignais qu’il ne s’agisse d’une double peine pour le Parlement qui subissait déjà, immédiatement après son vote, le contrôle de la loi. Mais il est vrai que le système de contrôle a priori a l’inconvénient d’être assez politique puisque, quand tout de suite après le vote de la loi, le Conseil doit statuer et qu’il censure, cela apparaît comme une sorte de désaveu pour la majorité et le gouvernement. À l’inverse, le contrôle a posteriori peut remettre en cause la sécurité juridique : une loi qui était jusque-là conforme à la Constitution cesse de l’être. D’un autre côté, je suis obligée de constater que dans le cadre du contrôle a priori, nous sommes très loin de pouvoir tout contrôler. Les lois de finances, par exemple, comportent entre 150 et 180 articles. Elles nous sont déférées le 20 décembre, au mieux, et il faut impérativement que nous rendions une décision avant le 28 décembre, sans quoi la loi de finances ne pourra pas être promulguée et l’impôt levé au début de l’année suivante, ce qui serait très gênant. Le Conseil a donc huit jours pour examiner 150 à 180 articles. Ce qui est évident, c’est que nous ne pouvons effectuer un contrôle intégral. Si les parlementaires saisissent dix articles, nous examinons en priorité ces dix articles, et nous ne pouvons que très sommairement examiner les 150 autres. Il faudrait qu’il y ait une inconstitutionnalité massive pour que nous la soulevions d’office. La QPC sert ainsi de cession de rattrapage. Ce qui n’a pu être soulevé dans le cadre du contrôle a priori, l’est dans le cadre du contrôle a posteriori. Un autre élément intéressant s’est révélé lorsque l’état d’urgence a été prolongé, du fait de la période de terrorisme que nous traversons. Alors que ces textes-là ne nous ont jamais été déférés, pour une raison simple, les groupes d’opposition ne voulaient pas donner le sentiment qu’ils empêchaient le gouvernement de lutter contre le terrorisme. Beaucoup de QPC nous ont été adressées par la suite. Cela nous a permis de circonscrire les mesures susceptibles de porter atteinte aux droits et aux libertés et de contrôler la proportionnalité entre l’exigence de défense de l’ordre public et l’autre exigence constitutionnelle qu’est la défense des libertés individuelles. Je crois que la QPC est l’instrument majeur du contrôle de constitutionnalité. »
Avez-vous en tête un conseil que vous auriez aimé entendre à l’aube de vos études ?
« Lorsque vous ne savez pas, dites-le plutôt que de répondre à côté ou de répondre quelque chose de faux. On peut vous pardonner de ne pas savoir, mais pas de tromper un jury. Il est également important de développer un esprit critique et de savoir aller au-delà de la vision de ses professeurs. »
Avez-vous une devise ?
« Je n’ai pas de devise, mais si une valeur a animé toute ma carrière, c’est l’esprit de service public. »