La revue du Collège de Droit propose le cinquième numéro de sa série d’été consacrée à des acteurs inspirants du monde juridique français. Cette série a pour vocation de faire découvrir des parcours de vie à tous types de lecteurs, juristes ou non. Cette semaine, l’avocat Emmanuel Pierrat s’est prêté à l’exercice.
Vous avez grandi à Pantin dans une ancienne banlieue rouge. Votre père était policier et votre mère laborantine. Comment est arrivé le droit dans votre vie ?
« Le droit n’est pas arrivé de façon familiale. Il y avait à Pantin un certain nombre de rues avec des plaques qui indiquaient des noms illustres de la IIIe République tels que Gambetta, “avocat et homme politique” ou encore Jules Guesde “avocat et homme politique”. En m’interrogeant un peu sur le métier d’avocat, je me suis progressivement rendu compte qu’il était possible d’être avocat sans être fils d’avocat alors qu’à l’époque on pouvait difficilement être notaire sans être fils de notaire. J’ai commencé à regarder qui étaient ces gens dont le nom figurait dans les rues de Pantin, ce qu’impliquait ce métier et ce que représentait cette vocation. »
LIRE AUSSI : Portrait de l’avocate Solange Doumic, « il y a des poignées de mains qu’on n’oublie pas »
« Enfant, j’aimais les livres, la culture et le sens de la justice. J’étais d’ailleurs un pilier de la bibliothèque municipale Elsa Triolet et j’ai rapidement compris qu’il y avait des métiers en rapport avec le droit d’auteur et la création littéraire. On pouvait donc être avocat au service des écrivains. À 14 ans j’avais une vision complètement théorique de ce que pouvait être le métier d’avocat, je ne connaissais pas d’avocat et encore moins d’avocat en droit d’auteur. Pourtant, en définitive, je suis à 51 ans à l’endroit où je rêvais d’être quand j’étais adolescent. »
La profession d’avocat vous apparaissait-elle, dès votre enfance, comme une vocation ou est-ce que ce choix est arrivé plus tardivement durant vos études supérieures ?
« Je suis arrivé à Paris II en venant du lycée Condorcet, lycée littéraire où j’ai été exfiltré grâce à des militants du parti communiste qui pensaient qu’il ne fallait pas que je fasse mon collège et mon lycée à Pantin. Mes parents ne comprenaient rien mais ils ont suivi et j’ai eu la chance de poursuivre mes études dans un lycée où avaient étudié Marcel Proust, Boris Vian, les frères Goncourt et où Mallarmé enseignait l’anglais. Tous mes camarades voulaient faire Normale Sup’ tandis que je gardais déjà en tête l’avocature. »
Avez-vous été déçu par les enseignements du DEUG qui pouvaient s’éloigner de ce à quoi vous vous attendiez adolescent ?
« Évidemment que les études de droit sont un peu arides et parfois déroutantes en première ou en deuxième année. Je n’ai pourtant pas été déçu et j’ai découvert des matières dont je ne soupçonnais pas l’intérêt ou l’existence. »
Vous êtes diplômé de l’Université Paris II Panthéon-Assas, établissement dans lequel vous avez étudié le droit de la propriété industrielle, littéraire et artistique. Quel souvenir gardez-vous de votre passage dans cette faculté ?
« J’y suis arrivé l’année des réformes d’Alain Devaquet qui était ministre de l’Éducation nationale. En rentrant à la faculté, j’ai découvert le droit au sens concret mais également le militantisme et la vie étudiante, étant un étudiant de gauche dans une fac de droite. J’ai beaucoup aimé mes études de droit même si je n’ai pas suivi assidûment les cours la première année parce que je travaillais toute ma vie étudiante. J’ai enchaîné les petits boulots variés pendant deux ans et ensuite je suis entré comme assistant parlementaire à l’Assemblée nationale. Au début j’étais ouvrier à la chaîne en Seine-Saint-Denis donc ce n’était pas très amusant et ce n’était pas compatible avec le fait d’être présent en amphithéâtre à 10 heures du matin. En revanche, suivre les cours a été beaucoup plus simple quand j’ai été à l’Assemblée et mon patron député me laissait libre d’aménager mon emploi du temps. J’ai alors suivi mes études de droit un peu plus assidûment et ces dernières sont devenues de plus en plus intéressantes au fur et à mesure. J’ai vraiment beaucoup aimé mon DEA de propriété littéraire et artistique. »
« Quand j’ai passé mon DEA, ce dernier était unique en France et les étudiants n’avaient donc pas le choix. Cette formation de troisième cycle était dirigée par André Françon, disciple d’Henri Desbois. L’éducation juridique y était très sérieuse, extrêmement riche et elle reste pour moi une boussole encore aujourd’hui. Je suis ensuite parti à Louvain, en Belgique. Nous étions cinq à bénéficier du pré-programme Erasmus. Comme saut culturel et linguistique, il y a plus fort mais j’ai trouvé les enseignements merveilleux parce que je les ai découverts dans une dimension européenne très forte. Le professeur Van Bunnen, qui a été mon maître à Louvain, m’a d’ailleurs traumatisé dès le premier cours dans l’amphithéâtre. Nous devions être 400 et il a commencé à interroger la salle sur les articles du Traité de Rome essentiels pour notre matière. Tout l’amphithéâtre s’est mis à réciter des articles et je me suis dit que je devais me mettre au niveau. Je me suis pris une claque ce jour-là. »
Quel souvenir conservez-vous de votre premier stage, souvent sujet d’appréhension pour les étudiants ?
« J’ai fait mon premier stage chez Isabelle Théry et Frédérique de Ridder qui étaient associées d’un cabinet d’avocat particulièrement actif dans le milieu de l’audiovisuel et du cinéma. Isabelle est aujourd’hui juge d’instruction et Frédérique de Ridder siège dans les chambres anti terroristes au Tribunal judiciaire de Paris. Elles sont toutes les deux devenues magistrates après des difficultés qui sont celles de la vie d’un cabinet et j’ai beaucoup aimé être leur stagiaire. Je suis resté chez elles deux années consécutives et quand j’ai prêté serment, c’est chez elles que j’ai commencé. C’était un cabinet formidable où il y avait une forte dimension internationale. Il y avait une avocate catalane, un avocat anglais, un autre américain et la clientèle était également internationale. Dans les années 1990, un cabinet si international qui n’était pas spécialisé en droit des affaires était rare ! J’ai adoré ce stage parce qu’Isabelle et Frédérique donnaient vraiment des dossiers et déléguaient complètement. »
Après avoir prêté serment en 1993, vous êtes devenu l’un des premiers avocats spécialisés dans le domaine du droit d’auteur et de la propriété intellectuelle, travaillant dès vos débuts pour de grandes maisons d’édition. Ce choix professionnel est-il le fruit d’une passion que vous vouez à cette branche du droit ou est-ce là une conséquence de l’amour que vous éprouvez pour la culture et la littérature ?
« J’ai un goût prononcé pour les arts et la littérature mais ce n’est pas parce qu’une matière porte sur quelque chose qui vous fait rêver qu’elle est forcément juridiquement passionnante. Pour ma part, je n’ai pas été déçu. J’ai pourtant bien failli ne pas faire de la propriété littéraire et artistique. Quand j’étais en maîtrise de droit, mes meilleures notes étaient en droit fiscal et en finances publiques. J’avais l’ancien député européen Jean Claude Martinez en finances publiques et il m’avait présenté à un troisième cycle de fiscalité internationale à HEC et où j’ai été accepté. Les réponses au DEA unique en France étaient plus tard donc rien n’était garanti. Par sécurité j’ai déposé un dossier à HEC et j’ai été pris. Je n’ai jamais regretté d’être finalement revenu à mon choix de départ qu’est le droit de la propriété littéraire et artistique. »
Avocat, vous avez régulièrement travaillé pour, mais également contre, de multiples maisons d’édition, en parallèle de vos activités littéraires qui vous mènent à publier romans et essais dans ces mêmes maisons. Comment conciliez-vous ces deux aspects de votre vie qui peuvent souvent être la source de conflits ?
« Il y a eu une année où je me suis retrouvé en conflit avec une maison d’édition importante qui s’appelait Fleuve Noir, aujourd’hui Fleuve éditions, qui est la maison d’édition de l’écrivain Frédéric Dard et j’étais son avocat. Dans le même temps mon premier roman avait été publié chez Poche qui appartient au même groupe. Le patron Jean Claude Dubosc m’a attrapé dans une réunion où je négociais pour Frédéric Dard en me disant : “je fais très bien la distinction entre l’écrivain que je publie et l’avocat emmerdeur que vous êtes”. J’ai trouvé très élégant de sa part de ne pas être assimilé à l’affaire que je portais. Être avocat signifie étymologiquement porter la voix de quelqu’un et ça ne veut pas dire endosser et approuver tout ce qu’il a fait. Il s’agit de l’un des rouages essentiels de l’état de droit à mes yeux. »
Vous êtes l’avocat de certaines personnalités controversées sous divers regards, à l’image des écrivains Michel Houellebecq et Gabriel Matzneff. En 2002 vous aviez gagné le procès intenté contre Michel Houellebecq après que ce dernier ait qualifié l’islam de “religion la plus con” dans la revue « Lire ». Vous êtes également l’auteur de La liberté sans expression ? Trouvez-vous aujourd’hui plus difficile de défendre la liberté de création et d’expression ?
« Quand j’ai débuté au barreau il y a 27 ans, l’ennemi de la liberté d’expression était le procureur de la République ou le ministère de l’intérieur. La censure d’État ayant pris fin, elle fut relayée par la censure d’extrême droite ou religieuse, par des groupuscules extrémistes de toutes obédiences mais nous savions encore à peu près qui était l’ennemi. Aujourd’hui, la situation est beaucoup moins manichéenne puisque les personnes qui portent atteinte à la liberté d’expression sont également dans le camp du bien en se battant pour l’antiracisme, dans la lutte contre l’antisémitisme, le sexisme, l’homophobie ou encore pour la protection de l’enfance. Ils sont animés de bonnes intentions, sont proches de vos amis ou de vos idées mais ils se mettent à tout confondre et à poursuivre des écrivains, des cinéastes pour le rôle que devraient avoir les personnages, l’appropriation culturelle, ce qu’il aurait fallu dire ou ne pas dire. Aujourd’hui, les atteintes à la liberté de la création et d’expression viennent beaucoup du camp du bien. »
« Pour vous donner un exemple, dans le cas du procès de Houellebecq en France, ce dernier était poursuivi par la ligue islamique mondiale, association aujourd’hui interdite, qui réclamait l’interdiction du livre. Le problème a été qu’au premier jour du procès s’est jointe à eux la Ligue des droits de l’homme et j’ai eu un choc à ce moment-là. Si des gens qui défendent la liberté d’expression et l’antiracisme s’en prennent à un écrivain aux côtés d’une ligue islamiste qui demande l’application de la charia dans le même camp, c’est que tout devient confus et problématique. Peu à peu la censure est devenue un instrument du camp du bien au profit des plus belles idées sur le papier mais dont la réalité devient inquiétante. »
En sus de votre profession d’avocat, vous êtes l’auteur d’une centaine d’ouvrages. Vous êtes également président du Pen Club français, conservateur du musée du Barreau de Paris, secrétaire général du musée Yves Saint-Laurent à Paris, éditeur, chroniqueur, blogueur, collectionneur, Pourquoi vous adonner à tant d’activités et quel est votre secret pour tout concilier ?
« Chacun y voit sa cohérence et je vois la mienne clairement. Pourquoi tant de choses ? Il y a une formule de Cocteau que j’aime bien. À la remarque “vous êtes un touche à tout”, il répondait : “tout me touche”. Un avocat est voué à être ouvert sur le monde. Nous recevons des clients divers et nous nous mettons au service des gens qui viennent nous voir. La vie d’avocat moderne est faite d’autres choses qu’uniquement l’avocature. Je suis avocat parce que je suis fondamentalement attaché à ce que je fais, j’ai grand plaisir à me rendre à mon cabinet tous les matins ou à aller au palais de justice. Je pense également que j’ai l’immense chance de faire plein d’autres choses en plus qui sont reliées. Accessoirement je dors très peu, je crois que j’aime bien le travail et que je suis assez organisé. »
Grand admirateur des cultures africaines, vous possédez une impressionnante collection d’œuvres tribales, que vous faites notamment découvrir sur vos réseaux sociaux. Comment vous est venue cette passion pour cette branche de l’art en particulier ?
« Mon père a beaucoup été en Afrique pour des raisons professionnelles et d’aventures. J’ai été envoyé à Dakar pour une mission par l’Unesco et l’Organisation internationale de la francophonie, il y a 24 ans et j’y ai passé une semaine. Au bout de 3 jours j’avais fait le tour de la ville et il me restait deux jours de libres. Pendant ces deux jours, j’ai tué le temps. Il y a un musée dirigé notamment par Théodore Monod, grand homme et résistant. Ce musée existe toujours et j’y suis rentré en pensant en ressortir cinq minutes plus tard. J’y suis pourtant resté plusieurs heures J’ai eu un choc et un moment de grâce. C’est dans le souk de Dakar que j’ai acheté ensuite ma première œuvre, un masque qui évidemment était faux et je me suis converti à ça. L’art premier est un domaine dans lequel quand vous débutez comme avocat, vous pouvez vous acheter des œuvres alors que si vous lancez dans l’art primitif flamand, vous allez attendre de longues années avant de pouvoir acheter une petite toile. C’est très accessible par rapport à de nombreux autres domaines de l’art. »
Lors de la rédaction de La Chartreuse de Parme, Stendhal confiait lire chaque matin deux articles du Code civil. Le droit est-il également une source d’inspiration pour l’écrivain que vous êtes ?
« C’est une école de style ! Je trouve que le législateur moderne n’a pas beaucoup de talent ou de sens de la formule. J’étais très proche d’Alain Robbe-Grillet, le père du Nouveau Roman et une année dans mon bureau, nous avons eu une conversation sur une déclaration d’impôt et je lui ai parlé de l’article 100 bis du Code général des impôts. A ma grande surprise il me l’a énoncé par cœur. Je ne connais pas beaucoup d’écrivains qui connaissent des articles piliers de droit civil par cœur. Il m’a dit : “ne m’interroge par sur les textes modernes je ne les connais pas mais pour les anciens, c’est écrit comme du Cicéron”. Je suis tout à fait d’accord avec lui. Il y a l’intelligence de la phrase et sa rigueur parce que le droit oblige à une grande précision et un peu de souplesse pour une interprétation par le juge. J’aime cet équilibre. Une loi bien écrite est une loi qui survit au temps et qui devance la société. Une loi mal écrite ne tombe pas sous le sens, elle est la source non pas d’une mauvaise interprétation mais plutôt d’ambiguïté. Donc les affaires sont un formidable terreau d’imagination pour l’écrivain mais la phrase juridique a une beauté qui lui est propre. C’est la discipline de la justesse qui laisse une part à l’imagination, Ce qui fait le charme du Rouge et le Noir est la capacité de Stendhal à trouver le mot juste, à laisser le lecteur s’emparer de ce qu’il peut avoir envie de mettre derrière un mot précis. »
Quel conseil auriez-vous aimé recevoir en commençant vos études de droit ou en commençant à travailler ?
« J’aurais bien aimé qu’on me fasse comprendre l’utilité de toutes ces matières aussi éclectiques et éparses dans les premières années et qui en réalité sont très importantes. Ces matières forment un corpus cohérent. »
Avez-vous une devise qui vous anime ?
« Quand j’étais plus jeune, j’aimais beaucoup une phrase de William Blake qui disait “les chemins de l’excès mènent au palais de la sagesse”. Chacun y fait sa propre lecture et y voit les excès qu’il veut. »