Cette semaine, le Courrier du Collège propose le quatrième numéro de sa série d’été consacrée à des acteurs inspirants du monde juridique français. Cette série a pour vocation de faire découvrir des parcours de vie à tous types de lecteurs, juristes ou non. Cette semaine, l’arbitre Marc Henry se livre sur son parcours atypique et nous partage sa passion.
A quel âge le droit est-il arrivé dans votre vie ?
« Je n’ai pas eu la vocation du droit comme on peut avoir la vocation de la médecine. En fait, mon projet était de faire une grande école de commerce. Cependant à l’époque, au début des années 80, on nous disait que le droit allait prendre une importance grandissante dans l’économie, ce qui s’est avéré exact, et que même si nous choisissions de faire du commerce, cela avait son intérêt. J’ai donc commencé le droit tout de suite et j’ai beaucoup aimé ma première année. Les études m’ont passionné et j’étais plutôt bon élève. J’ai donc fini par me consacrer entièrement au domaine juridique sans faire d’intégration parallèle en L3. C’est ainsi que je suis tombé dans la marmite du droit. »
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Vous avez obtenu un DEA en Droit international privé et commerce international à l’Université Paris I, d’où vient votre attrait pour le droit international ?
« J’ai une âme cosmopolite. Je suis moitié allemand d’origine et j’ai toujours vécu entre deux cultures. En L3, à Lyon, nous avions un cours de droit international privé. J’ai accroché avec la matière et j’ai voulu l’approfondir pour en faire une spécialité. J’ai fait mes trois premières années de droit à Lyon. Ce furent des années importantes. J’ai eu d’excellents professeurs. Ensuite je suis allé à Paris parce que pour faire du droit des affaires internationales, dans les années 80, Lyon n’était pas encore une place. De plus, le master 1 maîtrise de droit des affaires internationales n’existait qu’à Paris et c’était la seule formation de France où l’on pouvait faire du DIP, du droit fiscal international et du droit maritime. J’ai été pris à Paris. J’ai pu constater que le DIP était vraiment une matière qui me passionnait intellectuellement. C’est aussi l’année où j’ai découvert l’arbitrage avec le cours du professeur Béguin. Je n’oublierai aussi jamais son excellent séminaire de méthodologie. En trois heures, tout était dit. J’ai donc présenté le DEA de droit international privé de Paris I. A l’époque c’était la formation d’excellence en France. Seuls les meilleurs étudiants étaient admis. Dans ce master 2, les matières principales étaient le DIP et l’arbitrage. Parallèlement, j’avais postulé au master 2 droit des affaires et de l’économie. Comme je fus accepté dans les deux formations, je me suis dis que j’allais suivre les deux la même année. C’était un pari. Je l’ai réussi et je crois que dans l’histoire de l’université française, nous ne sommes pas nombreux à avoir fait et réussi les deux en même temps. C’était un peu déraisonnablement ambitieux mais la plupart de mes amis étaient en grandes écoles et je voulais leur montrer de quoi j’étais capable. »
Certains professeurs vous ont-ils marqués ?
« A Lyon, Serge Guinchard est le professeur qui me vient immédiatement à l’esprit. Il était professeur de droit civil, tout jeune agrégé au début des années 1980. Il était brillantissime. Les grands problèmes de l’époque sur l’état civil, sur les changements de sexe le passionnaient. C’est le professeur qui m’a sans nul doute le plus marqué à Lyon. A Paris, c’est Pierre Mayer. Son cours d’arbitrage fut un choc intellectuel. Sa liberté et sa rigueur de pensée m’ont impressionné. C’est pour cette raison que j’ai souhaité faire une thèse avec lui. »
Pourquoi avez-vous préféré la carrière d’avocat en droit des affaires et en droit international privé à celle de magistrat ou de fonctionnaire ?
« À un moment donné dans un parcours universitaire de droit, la question se pose de savoir si on a envie d’être magistrat, commissaire de police, ou avocat. En fait, je n’ai pas eu envie d’être fonctionnaire. Pourtant j’ai des diplomates dans ma famille et à un moment donné, j’ai caressé l’idée d’être diplomate. Je m’étais renseigné dès le collège et on m’avait dit qu’il fallait faire l’ENA, et donc Sciences po, du droit public, etc. Puis faisant mes études de droit, j’ai réalisé que c’étaient les cas pratiques et le droit directement confronté à la vie des affaires qui m’intéressaient réellement. Dans ce cas, il est préférable de choisir le métier d’avocat où nous intervenons le plus en amont possible auprès du client, plutôt que celui de juge où on ne prend le problème qu’a posteriori. Après, j’ai toujours voulu faire du contentieux. Même si j’ai fait un DEA de droit des affaires et d’économie, je n’ai jamais eu envie d’être avocat en M&A parce que j’étais vraiment passionné par le DIP et qu’on en fait vraiment qu’en contentieux et en arbitrage. Et puis j’aime argumenter. Je me suis donc naturellement tourné vers le métier d’avocat contentieux. »
Vous avez rejoint en 2018 le cabinet parisien FTMS. Au cours de votre carrière vous avez eu l’opportunité d’exercer votre activité au sein de structures très diverses, aussi bien françaises qu’anglo-saxonnes. Que tirez-vous de cette expérience au contact de cabinets aux usages et pratiques aussi divers ?
« Je suis très content d’avoir eu ces différentes expériences. D’abord j’ai intégré une structure française prestigieuse, le cabinet Bredin Prat. J’y ai pratiqué en majorité le droit de la concurrence parce que je travaillais essentiellement avec Robert Saint Esteben, alors un des plus grands spécialistes français du droit de la concurrence. J’ai ensuite continué dans un autre cabinet français, très international cette fois, qui s’appelait Siméon & Associés, et qui n’existe plus. C’était un des rares cabinets français tournés à l’international. Au début des années 2000 dans ce cabinet, on s’est dit que pour continuer notre activité en droit des affaires internationales, il fallait fusionner avec un cabinet réellement international. On a donc fusionné avec Lovells, qui est devenu maintenant Hogan Lovells. C’était un cabinet anglais, en plein développement à l’international. J’ai beaucoup appris en travaillant avec des anglo-saxons. Déjà, au sein du cabinet Siméon & Associés, je m’étais familiarisé avec la méthode anglo-saxonne car les associés avaient tous vécu une expérience à l’étranger. Après presque 8 ans chez Lovells, j’ai intégré Hughes Hubbard, un cabinet très américain. Ce n’est pas un cabinet international par l’implantation mais par les clients, sinon c’est un cabinet à 99% américain. J’y ai donc vécu l’expérience américaine, plus proche de notre culture d’avocat français que ne l’est l’avocat anglais. »
Quelles singularités avez-vous pu observer dans la culture juridique anglaise ou américaine par rapport à la culture française ?
« J’explique souvent à mes étudiants que les Anglais ont originellement une culture de solicitor, c’est-à-dire de conseiller. Ils n’ont pas une culture de stand-up lawyer, « celui qui plaide ». Parce qu’à l’époque, les solicitors ne pouvaient pas plaider. C’étaient les barristers qui plaidaient. Malgré tout, la culture des cabinets purement anglais est une culture de solicitor, de conseil juridique. Les Américains ont une culture d’ « attorney », d’avocats qui plaident. Ce sont des litigators, des spécialistes du contentieux. C’est la raison pour laquelle leur culture est plus proche de la culture de l’avocat français et de sa culture de palais que de celle de l’avocat anglais. J’ai beaucoup appris de l’approche analytique, anglo-saxonne, des dossiers, par opposition à l’approche synthétique, plus intellectualisante, française. Les anglo-saxons vous disent toujours qu’il faut donner des réponses aux questions posées par les clients, c’est d’ailleurs le reproche fait aux avocats français de faire une consultation multipages sans répondre clairement ni prendre position. Les anglo-saxons vous apprennent que le client veut une réponse et qu’il faut trancher. Néanmoins, il arrive de se perdre dans les consultations anglo-saxonnes avec leur démarche parfois trop exhaustive. C’est pourquoi il est très intéressant de connaître les deux cultures. »
Depuis le 20 septembre 2017 vous êtes président de l’Association française d’arbitrage (AFA). Comment avez vous réussi à devenir un acteur essentiel d’un secteur qui peut sembler très concurrentiel ?
« Un acteur reconnu peut-être, essentiel certainement pas. Alors comment le devient-on ? J’ai eu un parcours atypique. J’ai fait le choix de toujours vouloir faire du contentieux et de l’arbitrage, parce que j’aime les deux exercices. J’aime plaider devant les tribunaux et j’aime les procédures arbitrales. Or, être actif dans les deux mondes n’est pas la voie la plus facile pour se développer en arbitrage. A côté de mon activité judiciaire, j’ai donc toujours travaillé sur des dossiers d’arbitrage, en plus d’être actif en doctrine dans le domaine, la matière arbitrale me passionnant intellectuellement. J’y ai consacré une thèse. Ce fut un énorme investissement personnel puisque je l’ai écrite en travaillant. Ce qui signifie y avoir sacrifié toutes mes vacances pendant cinq ans. Obsessionnel ? Sans doute … mais quelle satisfaction de mener des travaux de recherche à leur terme en finissant entièrement le cycle universitaire ! Quand on s’intéresse en profondeur à l’arbitrage, on en vient nécessairement à se questionner sur l’idée même de justice, l’arbitrage étant une justice parallèle à la justice étatique. Donc, quand on théorise sur ce sujet, on s’interroge vite sur l’idée d’indépendance, de liberté, d’autonomie, d’éthique, autant de notions philosophiques. J’ai beaucoup écrit sur ces sujets et et ça a certainement contribué à me rendre visible dans le « petit monde » de l’arbitrage. Je n’aime pas beaucoup l’expression de « petit monde », parce que c’est souvent le reproche fait à l’arbitrage. Néanmoins, je reconnais qu’il y a moins d’acteurs en arbitrage que dans d’autres domaines du droit. Aussi, peut-on donc effectivement parler de « petit monde ». En plus de mon métier d’avocat et de ma contribution doctrinale, j’ai conservé un pied dans l’université. J’ai toujours donné des cours. J’aime l’échange avec les étudiants. J’ai été chargé de TD du professeur Fouchard. Puis, j’ai continué de donner des cours. Ce ne sont que quelques heures par an, mais j’ai toujours souhaité maintenir ce contact avec les étudiants. Pourquoi ai-je-été désigné président de l’Association Française d’Arbitrage ? C’est à ceux qui m’ont désigné qu’il faudrait poser la question. A l’époque, l’ancien président de l’AFA m’a simplement confié que la double culture judiciaire et arbitrale était partagée par tous les présidents de l’AFA et que mon implication doctrinale avait aussi été déterminante. »
Pourriez-vous nous en dire d’avantage sur votre rôle d’arbitre ou de conseil ? Quels sont les intérêts de cette justice parallèle selon vous ?
« L’intérêt de l’arbitrage est manifeste. Dans nombre de cas, devant les tribunaux, la justice n’est plus rendue de manière satisfaisante. Je généralise bien sûr et on pourra me reprocher d’être excessif. Pour autant, le droit des affaires internationales suppose des compétences particulières dont peu de magistrats disposent. Il est tout aussi certain que les magistrats n’ont pas le temps qu’ils devraient pouvoir consacrer à l’analyse des affaires complexes. Les problèmes risquent donc d’être survolés. Souvent, les magistrats n’ont plus le temps du dialogue. Or, la justice c’est le dialogue, d’abord entre les avocats et le juge et ensuite le dialogue intérieur du juge. Nous n’avons plus ces deux niveaux de dialogue dans la justice étatique. Tout d’abord parce que les magistrats ne donnent plus le temps de plaider, du moins c’est souvent le cas, et ensuite parce qu’ils ont de moins en moins le temps de faire leur travail de dialogue intérieur étant donné qu’ils sont submergés de dossiers. A la différence de la justice étatique, en arbitrage on a ces deux temps : on a le temps de se poser dans des audiences, d’expliquer, de plaider, de dialoguer, d’interagir avec le tribunal arbitral, on a les audiences de témoins qui permettent d’avoir une couleur dans le dossier, et puis les arbitres ont le temps du dialogue entre eux. Alors pourquoi j’aime l’arbitrage ? D’abord parce qu’en tant que conseil, je sais que nous aurons les moyens de bien défendre notre client, d’avoir des juges qui comprendront ce que nous leur dirons, sachant que les parties les auront choisis pour leur compétence. Ensuite, parce que j’ai beaucoup de plaisir à être désigné arbitre. J’aime l’implication intellectuelle que cette activité nécessite. On comprend d’ailleurs à cette occasion combien rendre la justice au jour le jour pour les magistrats judiciaires ne doit pas toujours être facile, et qu’il faut donc leur rendre hommage, quand on sait le manque de moyens et de temps dont ils disposent, pour certains, à endurer dans leur activité. »
Y-a-t-il une affaire d’arbitrage qui vous ait particulièrement marquée ?
« Il y a l’affaire Tecnimont que j’ai commentée, qui porte sur l’indépendance de l’arbitre. C’est mon sujet fétiche, sur lequel ma thèse a porté. Dans cette affaire, il y a eu pas moins de trois décisions de Cour d’appel et trois décisions de Cour de cassation. Elle a déjà duré plus de dix ans, et il n’est pas dit qu’elle soit terminée. Même si la dernière décision rendue par la Cour d’appel de Paris est quasi-unanimement critiquée en doctrine, c’est une affaire emblématique qui a contribué à forger le régime de l’indépendance de l’arbitre. On peut aussi citer l’affaire Tapie, dont j’ai approuvé les décisions au civil, et dont je dis qu’elle a démontré que le système judiciaire français était capable de traiter les branches malsaines en les coupant. On dit souvent que cette affaire a eu des conséquences néfastes sur l’image de l’arbitrage. Pour ma part, je pense le contraire, dans la mesure où elle a montré que le système judiciaire français était capable de traiter la fraude lorsqu’elle était présente en arbitrage. »
Vos travaux de réflexion, ainsi que votre thèse, ont essentiellement été consacrés à l’indépendance et à l’éthique des arbitres. Comment garantir l’indépendance des arbitres alors que les parties litigieuses sont elles-mêmes à l’initiative du choix de leurs juges ?
« Evidemment c’est la grande question. Dans le cas où le tribunal arbitral est composé de trois arbitres, chaque partie désigne un arbitre, et non pas “son” arbitre, puis les deux arbitres désignent un président. Bien sûr, les profanes diront “mais comment l’arbitre d’une partie peut-il être indépendant puisqu’il est désigné et que, quelque part, il doit considérer qu’il a des comptes à rendre à sa partie ?” Bien sûr, il arrive que des arbitres désignés par une partie ne soient pas indépendants. Mais dans l’immense majorité des cas, tous les arbitres désignés le sont. Être désigné arbitre, c’est quand même une belle preuve de confiance. C’est une lourde responsabilité. Le magistrat lui, appartient à un corps. Il peut se sentir protégé par l’institution judiciaire. C’est un vrai confort. A l’inverse l’arbitre est seul. Quand on est désigné par une partie, on est investi de sa confiance. Vis-à-vis de cette partie, on se doit donc de veiller à ce que les arguments qu’elle a fait valoir soient débattus, en délibéré. Ça ne veut pas dire que l’arbitre désigné par une partie sera l’avocat de cet argument. Il peut l’être s’il est convaincu par cet argument, mais il ne va pas défendre un élément infondé au seul motif qu’il est défendu par la partie qui l’a désigné. Donc, ce que va faire l’arbitre désigné, c’est s’assurer en cours de délibéré, que les arguments développés par la partie qui l’a désigné sont bien sur la table. C’est la moindre des choses. En réalité, je dis toujours à mes étudiants que ce n’est pas rendre service à la partie qui vous a désigné de vous faire son défenseur. Pourquoi ? Parce que l’on va forcément s’en rendre compte, et à ce moment-là, vous serez inaudible. Le président ne va plus vous écouter. Il aura pris conscience que vous ne faites pas votre travail de manière indépendante, et l’arbitre partial aura finalement obtenu l’effet inverse de ce qu’il souhaitait. »
En marge de vos activités juridiques vous êtes le créateur du fond Inua Fund destiné à développer les relations entre la France et le Groenland, ainsi qu’un mécène de l’Opéra de Paris et du musée du Quai Branly, comment parvenez-vous à concilier cet investissement avec votre carrière ?
« Il faut être très organisé, et être capable de structurer son cerveau de manière à passer d’une chose à une autre. Ensuite, il faut être passionné. Pour moi, c’est un ressourcement nécessaire. Ça me permet d’entretenir l’ouverture d’esprit et la curiosité auxquelles j’aspire, étant observé que ces valeurs me paraissent utiles quelque que soit le métier que l’on exerce. Elles permettent de rester attentif aux changements, de ne pas être obsolète dans ses connaissances, d’être à l’écoute de ses collaborateurs et des personnes qui vous entourent. C’est aussi une ouverture sur le monde et à l’international. Je suis par ailleurs un “art addict”. J’aime beaucoup le droit bien sûr, mais j’ai aussi besoin de cette proximité avec l’art. Or, le rapport à l’art facilite l’imagination, qui elle-même permet de sortir du cadre. Ça peut servir à gagner des procès … et à résister au conformisme et la pensée unique, autant de maux grandissants et préoccupants en ce début de XXIème siècle. »
Quel conseil auriez-vous aimé recevoir en commençant vos études de droit ou en commençant à travailler ?
« Le conseil que je pourrais donner aux personnes entrant sur le marché du travail est d’être humble, c’est à dire d’avoir conscience du fait que quand on commence on ne sait rien et on a tout à apprendre. Par la suite, on doit conserver cette humilité pour être capable de se remettre en question. Parce que le meilleur moyen de se planter dans ce métier est d’être trop sûr de soi. Il faut donc être dans le doute et ne jamais prendre comme un fait acquis une situation juridique, car le droit a pu évoluer sans qu’on en ait conscience. »
Avez-vous une devise ?
« Si je devais choisir une devise, ce serait celle de Danton : “De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace”. Pourquoi ? Parce que l’audace permet d’être imaginatif. De l’audace donc, dans vos études, votre parcours et vos passions ! »
Article écrit au collaboration avec Antoine Bonzon.