Depuis plusieurs jours, la rumeur enflait : le gouvernement envisageait d’avoir recours à l’article 49 alinéa 3 de la Constitution pour faire passer en force le projet de réforme des retraites. Les médias ne se sont en effet pas trompés, puisque le Premier ministre Edouard Philippe, samedi dernier, a annoncé à la tribune de l’Assemblée qu’il engageait la responsabilité du gouvernement, pour faire adopter sans vote la réforme et « mettre fin à cet épisode de non-débat ».
Concrètement, qu’est-ce que le 49.3 ?
Depuis la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, l’utilisation de l’article 49 alinéa 3 est limitée. La responsabilité du gouvernement ne peut être engagée que sur le vote d’un projet de loi de finances ou de financement de la sécurité sociale, et pour un seul autre projet (ou proposition) de loi au cours d’une même session. Avant cette réforme, le gouvernement avait la possibilité d’y recourir autant de fois qu’il le souhaitait, et pour n’importe quel texte, quelle que soit sa nature.
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Cela signifie donc que dans le cadre de l’examen d’un projet de loi à l’Assemblée nationale, l’exécutif peut, après délibération en conseil des ministres, décider d’adopter une loi sans l’avoir soumise au vote. Le Premier ministre engage dès lors la responsabilité du gouvernement devant l’Assemblée. Le projet est adopté sauf si une motion de censure déposée dans les vingt-quatre heures qui suivent est votée. Si la motion passe, le gouvernement est contraint de démissionner, mais cela ne s’est néanmoins jamais produit depuis 1958.
Un article controversé souvent considéré comme «l’arme nucléaire législative».
Le gouvernement serait grandement affaibli si était rejeté un projet de loi important. Cela pourrait être interprété comme une censure de sa politique. Pourtant, le 49.3, considéré par beaucoup comme « l’arme nucléaire législative », est tout de même l’un des articles les plus controversés et les plus critiqués de la Constitution de 1958, avec l’article 16 sur les pouvoirs exceptionnels du Président de la République. En effet, selon un sondage BVA publié à la veille de l’annonce par le Premier ministre, 72 % des Français disaient désapprouver ce recours.
Historiquement, cet article n’avait pourtant pas été conçu pour permettre des dénis de démocratie. Le général de Gaulle considérait cet article comme un instrument du parlementarisme rationalisé, qui avait pour objectif de « rééquilibrer le fonctionnement des institutions au profit du pouvoir exécutif ». L’objectif était donc de l’utiliser seulement en dernier recours, et de laisser le débat parlementaire avoir lieu en recherchant des compromis avec l’opposition, pour ne pas contrevenir à l’esprit du régime parlementaire. Tous s’accordaient à dire qu’il fallait en « finir avec le régime de souveraineté parlementaire qui avait conduit le régime précédent à un état de complète paralysie ».
Une arme déjà utilisée 88 fois depuis 1958
Le « père de la nouvelle gauche », Michel Rocard, ne disposait que d’une majorité relative à l’Assemblée. Pour assurer le passage de ses textes, il a utilisé l’article à 28 reprises, record absolu de l’utilisation de cette arme pourtant de dernier recours. Bien que cinq motions de censures aient été déposées par l’opposition, aucune n’a été adoptée. Cet article lui a alors permis de faire passer quinze textes, notamment la loi créant le Conseil supérieur de l’audiovisuel. Dans une interview datant de mai 2016, l’ancien Premier ministre socialiste a d’ailleurs déclaré : « L’article 49.3 a été inclus dans la Constitution pour faire face aux situations où il n’y avait pas de majorité parlementaire. Tout le monde en a eu, sauf moi. J’étais donc le seul légitime. »
Sous le premier mandat de Jacques Chirac, Alain Juppé (1995-1997) y a eu recours en 1995 pour faire passer sa réforme sur la protection sociale, et en 1996 pour faire passer un texte sur le statut de France Télécom. Toutefois, Lionel Jospin (1997-2002) n’a jamais utilisé cet article, malgré les divisions de la majorité parlementaire. Il s’était en effet engagé dès juin 1997 à ne pas y avoir recours, au nom de « la valorisation du Parlement ».
Durant le second mandat du Président, Jean-Pierre Raffarin (2002-2005) a utilisé deux fois l’article. Une première fois pour faire face aux 13000 amendements déposés par la gauche et l’UDF concernant la réforme des modes de scrutin régional et européen en 2003, et une seconde fois en 2004. Dominique de Villepin (2005-2007) s’est saisi de l’article pour faire passer le projet de loi pour l’égalité des chances qui comprenait notamment le contrat première embauche (CPE). Si le projet de loi est adopté, les mobilisations sociales contestant le CPE ont néanmoins abouti à son abrogation.
Manuel Valls (2014-2016) a eu recours six fois au 49.3, pour faire passer la loi Macron sur la croissance, puis pour faire passer la loi El Khomri sur la réforme du Code du travail.
L’article 49.3 comme remède face à l’obstruction parlementaire
L’article 49.3, bien que critiqué, a su montrer son intérêt puisque les gouvernements de gauche comme de droite l’ont utilisé jusqu’à aujourd’hui. Il a été utilisé pour différentes raisons : faire face au blocage de l’opposition, contrer l’obstruction parlementaire, interrompre un débat trop long à l’Assemblée, braver les dissidents au sein de la majorité ou encore dans le cas d’une majorité relative à l’Assemblée.
D’un côté, l’article a pu être interprété comme un déni de démocratie dans la mesure où le gouvernement empêche les parlementaires de perfectionner, de rectifier un projet de loi par le biais d’amendements. A titre d’exemple, la semaine dernière, douze députés, dont sept membres de LREM, se sont déclarés favorables à la réforme des retraites, mais contre une utilisation du 49.3 : « En l’espèce, il ne s’agirait pas de conclure un débat qui ne pourrait aboutir autrement, mais d’y couper court. Nous pouvons être certains que ce passage en force serait interprété d’abord comme un déni de démocratie ».
D’un autre côté, cet article controversé permet d’éviter la paralysie législative, et garantit au gouvernement de pouvoir mettre en place son programme. Jean-Luc Mélenchon avait en effet déclaré quelques jours avant l’annonce du Premier ministre : « Nous allons assumer que nous faisons de l’obstruction. Parce que […] les députés manqueraient à leur devoir s’ils n’utilisaient pas toutes les armes possibles pour retarder la décision finale ». Aussi, il y aurait d’un côté les constructeurs et de l’autre les obstructeurs.
Un recours peu risqué depuis l’alignement des élections législatives sur la présidentielle
Depuis l’instauration du quinquennat et l’alignement des élections législatives sur l’élection présidentielle, le Président a presque la garantie d’obtenir une majorité au Parlement. Cela a pour effet d’accentuer la présidentialisation du régime de la Vème République, et cela pose des problèmes en matière de démocratie quant au recours à ce dispositif. En effet, avec cette majorité, le gouvernement peut facilement faire passer en force ses textes, sans avoir à s’inquiéter d’être censuré. Il paraîtrait difficile que des députés de la majorité, même dissidents, votent une motion de censure émanant de l’opposition.
C’est la raison pour laquelle l’article 49.3 est souvent considéré comme un déni de démocratie. Le spécialiste du droit constitutionnel Guy Carcassonne dans son ouvrage La Constitution, analysait déjà en 1999 que l’article s’était « progressivement mué en une arme multifonctionnelle, donnée à des Premiers ministres qui abusèrent des facilités qu’elle leur offrait ». Plus récemment, le journaliste politique Frédéric Says a affirmé que le recours au 49.3 « marque celui qui l’utilise du sceau de la faiblesse et de l’autoritarisme », tout en critiquant par la même occasion l’opposition : « cette chorégraphie des amendements verse parfois dans le ridicule ».
Quel avenir pour la réforme après le passage en force du texte ?
Dans le contexte social actuel, si les motions de censure de la droite et de la gauche ont été rejetées dans la nuit du 3 au 4 mars, les revendications, elles, ne cessent pas. Les syndicats avaient appelé à une mobilisation générale pour protester contre le recours au 49.3 le mardi 3 mars. Si les syndicats revendiquent 20 000 manifestants à Paris, seulement 6 200 personnes auraient été présentes selon le ministère de l’Intérieur. En outre, après le « passage en force » de la réforme, le Conseil national des barreaux (CNB), qui appelle à la grève générale des avocats depuis plusieurs mois, a annoncé que les avocats avaient anticipé le recours au dispositif du 49.3. Le CNB affirme dès lors son intention d’aller déposer des amendements auprès du Sénat, qui doit encore examiner le texte. En outre, il annonce que plusieurs questions prioritaires de constitutionnalité (QPC), sont en cours d’élaboration. Affaire à suivre.
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